vendredi 31 août 2018

After Killed Negatives


Lisa Oppenheim, Killed Negatives: After Walker Evans, 2007
J'ai utilisé, pour ce projet, des photographies de Walker Evans appartenant à l'ensemble des « killed negatives » (les négatifs tués) dans les archives photographiques de la Farm Security Administration (FSA) de la Library of Congress. Le terme "tué" fait référence aux images de l’archive qui n’étaient pas destinées à être publiées ou imprimées et qui présentaient des trous dans le négatif. J'ai imprimé les négatifs originaux perforés et j'ai essayé de penser au trou comme un espace générateur, un espace pour regarder dans le présent à travers une image historique. J'ai ensuite photographié en couleur ce que je pensais être absent et je n’ai imprimé que le trou dans une feuille de papier photographique par ailleurs noire. Dans quelques cas, j'ai photographié deux interprétations possibles du trou manquant. Les photographies sont accrochées par paires ou par triplets. 
Ce projet fait également référence à la re-photographie en 1981, par Sherrie Levine, des photographies d’Evans dans son projet After Walker Evans.
Lisa Oppenheim 




Bill McDowell, Ground
Les photographies de la série Ground de Bill McDowell sont aussi extraites de l'archive des 145 000 images réalisées entre 1935 et 1943 pour la Farm Security Administration (FSA) et conservées à la Library of Congress.

"Bien sûr, l'objectif de Roy Stryker, en perforant les images, était strictement utilitaire; il visait à détruire les négatifs indésirables. Mais par cet acte, Stryker dépossédait aussi l'auteur de sa photo, et créait involontairement une nouvelle image. Laquelle n'appartenait plus ni au photographe ni à la FSA. Laquelle se trouvait investie d'un immense potentiel d'abstraction.

Sur le négatif, le trou perforé n’est rien d’autre qu’un petit bout d’air. Pourtant, une fois imprimé, il devient une marque. Il occupe et perturbe l'espace. Il obstrue, flotte, excise et domine. Malgré son origine, je vois le trou comme ayant une portée contemporaine ; cela ressemble à une marque récente faite sciemment et jouant avec les pratiques de l'intervention, de l'altération et de l'appropriation.

Chaque photographie de la série Ground est le résultat de trois actes photographiques distincts : la composition délibérée du photographe initial et ses choix contextuels, la perforation de Stryker et ma recontextualisation. Comme on ne peut pas attribuer à ces photographies un unique auteur, on peut considérer ce projet comme un corpus d’œuvres interactif influencé à la fois par les conventions photographiques des années 30 et par les méthodes actuelles." 

lundi 13 août 2018

Dans un espace serré

Jared Bark, Untitled, PB#1053, 1969, PB#1114, 1973, tirages argentiques
Jared Bark travaille dans l'espace serré du photomaton depuis 1969. Espace minime s'il en est. Espace "pour tous" pendant longtemps. Le photomaton est une cabine photographique automatique. On y entre seul, puis on laisse la place. Un défilé oui, mais un par un, et soi reproduit quatre fois à la sortie.

Jared Bark garde toutes les contraintes de la cabine, tous les embarras afférents, tous les réglages machine : le flash, l'objectif fixe, le rythme des déclenchements, le format (1,5 X 8 pouces), la bande finale : 4 photos. C'est ce dispositif-là qu'il s'emploie à profaner, le rendant à l'action et à l'étonnement. L'identité des gens et des choses devient variable. De la figure jusqu'à l'abstraction, oui.

Jared Bark, Untitled, 1974, tirages argentiques
Jared Bark, Untitled, 1973, tirages argentiques
Jared Bark, Untitled, 1973, tirages argentiques
Jared Bark, Untitled, PB#1040, 1974, tirages argentiques
Mais comment faire entrer tout le corps dans une machine qu'il exède ? Par bouts et par acrobatie !

Dans la cabine de bain de "L'opérateur" de Buster Keaton ou dans la couchette du train de "Certains l'aiment chaud" de Billy Wilder, nous avons à faire à une acrobatie par contact. Le cadre étroit force à l'imbrication des corps, alors énervement ou alors plaisir. Mais chaque fois l'intégrité du lieu est détruite pour ouvrir le quatrième mur à la caméra. Dans le dispositif de Jared Bark, l'appareil et l'espace photographié sont d'emblée solidaires. Si l'espace est ouvert latéralement c'est pour permettre la circulation des corps, leur captation depuis l'espace extérieur. Mais un par un, par quatre et au suivant. L'espace partagé est la surface du montage photographique produit par l'artiste. 

Jared Bark, Untitled, PB #1194 (Palo Alto, CA), 1975; Untitled, PB #1196 (Portland, OR), 1972; Untitled, PB #1187 (Johnson City, TN), 1972; tirages argentiques
Jared Bark, Untitled, PB #1097 (New York City, NY), 1969
En 1969, Jared Bark utilise les photomatons implantés dans l'espace public, à Times Square par exemple. Il utilise alors aussi le public, ceux et celles convaincus, acceptant de se photographier et de laisser les photos à l'artiste. Chaque pièce est alors la trace d'une séance de prise de vues. Le photomaton : un studio. Non, il n'y a pas de photographe, la preuve, l'artiste est lui-même participant. Dans chacune des séries nous identifions, son visage, sa bande. Jusqu'en 1975, il renouvellera l'expérience, à Las Vegas, à San Diego, à San José, à Berkeley, à Palo Alto, à Portland, à Mountain View, à Phoenix… Ce sera la série des Cross Country pieces. L'artiste en général, quelconque. 

En 1973, il achète son propre photomaton. Cet atelier automatisé, introduit dans l'atelier, acquiert alors la particularité de s'ouvrir sur un extérieur à partir duquel l'opérateur agit. Depuis ce prolongement, le lieu attenant, choses et corps se tiennent, se placent. La cabine peut déborder. Une main, un bras, un cache, un objet, une baguette... sont positionnés dans le champ depuis ce hors champ. 

L'action dans la cabine est toujours considérée du point de vue de la surface quadrillée finale constituée par la juxtaposition des bandes de quatre photos. C'est une manière de photographier "à rebours", un "ça sera". L'image existe sous une certaine forme avant le premier déclenchement. La photo lui donnera ce que j'appelle une qualité "d'approximation". Le réel est ce qui ne colle pas.

Jared Bark, Untitled, PB #1047 et PB #1054, 1969.
Installée à Long Island City, Bark Frameworks est une entreprise d'une cinquantaine de personnes qui conçoit et réalise des encadrements pour l'art contemporain et moderne. Une entreprise qui prolonge le travail des artistes, dans l'espace en vue de leur présentation, dans le temps en vue de leur conservation. Dès 1969, Jared Bark a fondé Bark Frameworks dans son loft de Soho, réalisant les encadrements pour les artistes de son entourage : Donald Judd, Jasper Johns, Brice Marden… En 1993, il écrit un essai, publié dans le Picture Framing Magazine, sur l'encadrement et la conservation.

Devenue une référence dans l'art contemporain, la société dont les employés sont aujourd'hui les actionnaires, poursuit ses activités : conception avec les artistes, les galeristes et les collectionneurs, encadrement d'œuvres historiques, mise au point de normes de conservation.

Jared Bark est donc actif dans deux entreprises : d'un côté la cabine automatisée (minima), de l'autre la société d'encadrement (maxima).

Jared Bark, Untitled, PB #1173, 1976
Jared Bark, Untitled, PB #1017, 1973
Il paraît qu'en 1941, l'entreprise Photomaton a proposé ses services pour photographier et classer les déportés. 

mercredi 25 juillet 2018

"Une" espace photographique

Patrick Tosani, in revue sgraffite 5/6, 1980


Patrick Tosani ajoute une donnée à la photographie : l'espace. L'image d'un espace s'installe dans une épaisseur. La photographie se présente comme un acte discret et unique qui actualise le lieu. L'espace photographique a ici deux directions : en avant (décollement) et latérale (espacement). "Une" espace apparaît alors. C'est une inscription. Un fait "dit", une singularité énoncée (prononcée). Une proéminence de l'espace vers l'œil. Du pur espace travaillant à sa représentation, scénographiant le lieu de la perception, hachurant la transparence de l'air. 

De l'espace à l'espace, l'image s'ajoute. La prise de vue n'est pas une extraction depuis le réel mais constitue une hypothèse (une idée). L'idée retourne au réel et le "serre". La matérialité du tirage manifeste la concrétude de cette hypothèse (de cette idée). L'idée et le lieu, alors intriqués, s'activent à produire une expérience (l'instance). Cette expérience, je la vois comme une manière de "faire corps". L'événement photographique a fait irruption dans ce coin. Si minces soient les corps de papier, ils font obstacle à la lumière (portent ombres) et à la vue (ça vibre !). Dans l'espace de l'interaction (l'architecture) une forme discontinue (des lames) et orientée (la vue) a pris place. 

Je regarde une série d'images dans un livre. Et l'image se défait. Le fait dit s'inscrit dans une image défaite. Le feuilletage des pages répond au feuilletage de l'espace. Fixité de l'appareil (du point de vue). Fixité de l'architecture (ce coin). Vibration de l'image (paupière). Cinq lames avancent du fond sur deux doubles pages. Aucune sur la double page centrale où c'est le livre même qui fait coin

Chaque tirage (chaque lame) cherche à coïncider tout en s'écartant. J'assiste à un écrasement du temps. Temps un : le lieu (repérage), temps deux : la prise de vue (photo), temps trois : le tirage de l'image (ailleurs, projection, anticipation), temps quatre : l'installation des tirages dans l'espace (construction : regardez les marques au plafond !), temps cinq : la prise de vue (encore, document ?), temps six : l'editing des photos dans le livre (ça tourne), temps sept : la lecture (reconstruction). Ecrasement, espacement, empilement ? Quoi ? 

Je ne vois rien par la fenêtre. Blanc fermé. C'est un intérieur. Entre sol et plafond. Plus les lames de papier sont disposées près du point d'observation, plus elles comportent de sol et de plafond. En haut et en bas, sol et plafond entrent dans la vue et poussent le mur du fond au milieu. La perspective au lieu de désigner un horizon se manifeste par une force verticale. 

On voit une lampe au plafond. 
Il paraît que les plafonds des décors de Citizen Kane étaient construits en tissu pour pouvoir placer les micros à la verticale des acteurs.

dimanche 17 juin 2018

Edge Works (Sur les bords)

William Wegman, Edge Work, 1972, 21,2 x 18,2, tirage argentique unique
Dans la pièce Edge Work, de William Wegman, quatre couteaux différents sont disposés de manière à dessiner un quadrangle approximatif. Si le couteau est davantage un "trait" qu'une cuillère ou une fourchette, nous voyons ici que sa forme résulte d'un agencement savant de courbes. Sans doute, le fil de la lame vu de face ressemblerait plus à une ligne droite. Si je suis enclin à chercher la ligne droite dans ces couteaux c'est qu'ici ils font cadre et que d'habitude le cadre d'une photo est constitué de lignes droites formant un rectangle ou un carré.
On dit aussi que le photographe en cadrant tranche dans la réalité dont il coupe une portion qui deviendra la photo. Voici une autre connivence entre le cadre et le couteau.
Cette photographie est ce que l'on appelle maintenant une photographie argentique. Deux supports sensibles à la lumière ont été nécessaires pour la réaliser : un négatif et un papier photographique. Deux temps distincts d'impression. Les couteaux ont été utilisés aux deux étapes du procédé. D'abord disposés sur un fond noir, ils ont été photographiés, à distance et en surplomb, aux limites du cadre. Puis dans le labo, l'image négative projetées sur le papier sensible, ils ont été à nouveaux disposés sur le cadre de la projection. Est-ce que ce sont les mêmes ? Ce second jeu de couteau apparaît en photogramme par contact avec le support, donc à l'échelle un. Forcément l'échelle des premiers couteaux est réduite pour pouvoir être circonscrite par les autres. Dans cette photographie parfaitement frontale et quasi plate, du fait des deux échelles, je perçois une perspective, une épaisseur.
L'image ici se conclue par un geste de désencadrement : on enlève les couteaux qui formaient un cadre sur le pourtour du papier sensible.


Vlatka Horvat, Peripheral Awareness, 2014
John Hilliard, Off Screen #5, 1999
Dans cette photographie, Off Screen, John Hilliard nous cache quelque chose. Un écran de projection obstrue la plus grande partie de l'image, son centre. L'écran est vide, les bords de l'image sont peuplés. Le vide dit : cinéma. Le vide dit : Action oui mais. Une foule de gens attentifs fixent leur regard sur quelque chose qui se passe à l'arrière de l'écran. Entre le dos de l'écran et la grande peinture au mur, il se passe quelque chose digne d'intérêt que nous ne saurons jamais. L'espace même de l'image nous est interdit, la photo ne joue plus de l'espace perspectif pour nous donner l'illusion de pénétrer un lieu donné mais se montre opaque, elle est devenue une cache. L'espace figuratif est à la périphérie, une sorte de cadre où chercher des indices. Il nous reste ce qui déborde de la cache. Un objet comme abstraction (l'écran) et les débords d'une scène comme figuration (l'intrigue).
L'écran se montre, le voir, pour moi, c'est venir l'habiter sachant que son dos est la face qu'il montre à la scène qui se déroule là. L'écran et la scène ont formé dans le lieu, à l'instant de la prise de vue, un système où chacun pouvait être saisi comme coexistant. Mais dans l'image ne coexiste que la face de l'écran et les bords de la scène, ses spectateurs.
Cette image n'a pas d'horizons et le hors champs est en son centre.

On trouve aussi cette relation entre le centre et la périphérie dans le travail de Vlatka Horvat, Peripheral Awareness. Sous forme d'une tension. Une série d'objets ronds ou tubulaires sont disposés sur les bords d'une table ordinaire. La stabilité de l'ensemble paraît précaire, chaque objet est au bord de la chute. L'aspect domestique du meuble contredit la dramaturgie de la chute.
C'est un objet burlesque, nous assistons à l'évacuation de la table par les objets eux-mêmes, non par accident (le rouleau de scotch est tombé !) mais par préméditation (on veut descendre !).
La table évacuée, rangée, débarrassée de ses figurines sera-t-elle alors un monochrome, une abstraction, un meuble décoratif ? Et avant cela, de quel genre d'activité témoigne la grande distance sémantique entre les objets convoqués ? Cette activité décentrée est-elle elle-même viable ?


Jean-Philippe Charbonnier, Le sac noir, Roubaix, 1957 - F. Goria, après Ryman, 1988
 Il faut vider le centre des photographies.