jeudi 19 mars 2020

La durée même

Lucio Fontana
Ugo Mulas, Fontana, 1964
Photographe officiel de la Biennale de Venise à partir de 1954, Ugo Mulas a documenté tout au long des années 60 la scène artistique italienne et new-yorkaise.

En 1964, Ugo Mulas photographie Lucio Fontana "au travail". La première sensation devant ces photos est que nous sommes aux antipodes de la notion d'instant décisif attribuée à Cartier Bresson. Le geste de Fontana est, oui lui, un geste décisif. Incisif, décisif, définitif. Sans doute, en aucun cas, un geste qui peut se donner à voir ailleurs que dans la clôture de son achèvement. S'agissant d'une pure durée, au sens où Bergson la définit, aucune séquence d'images fixes ne pourrait la restituer sans verser dans une simple mesure du temps inappropriée. Voici pourquoi cette séquence paraît dans une temporalité paradoxale. Les photos (2, 3, 4) paraissent arrêtées dans le temps sur le point de contact de la lame avec la toile. La pression est visible. Pourtant, trois points de vue, trois distances, trois cadrages différents. Le photographe s'approche mais le peintre est immobile. Attente. Nous pouvons reconstituer la trajectoire courbe du photographe autour de ce qui va arriver. Lui aussi s'est donner le temps. Il restitue le jeu des tensions par le contraste. Ces trois images sont prises entre deux autres (1, 5) dans lesquelles Fontana est lui-même coupé par le cadre. De manière différente, dans ces deux photos, la lame est hors de la toile. Il y a un geste mais il n'y a aucune action. Il y a une vérité qui s'énonce dans un artifice non dissimulé. La dernière photo : le peintre nous regarde, la toile est plus foncée que précédemment. Même si le gris monte d'image en image, nous voyons bien qu'il ne s'agit pas de la même toile. Ugo Mulas ne décrit pas, il écrit. Il combine des éléments de langage pour nous introduire dans la pensée de Fontana et redonner à l'action du peintre toute sa dimension symbolique. Lui ôter toute fin et la suspendre dans sa médialité (un milieu). Ni commencement, ni fin sinon l'artiste qui se retourne vers le photographe (nous ?). Nous passons du cadre de la toile (1) au cadre de la photo (6), de l'extérieur de l'atelier à l'intériorité de l'appareil. Peintre et photographe travaillent à deux.
FG

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