vendredi 10 avril 2020

Photo parlante

John Baldessari, Teaching a Plant the Alphabet,1972, 18:40 min 
Chronophotographie de Georges Demenÿ disant Je vous aime !
"En 1972, John Baldessari apprend l'alphabet à une plante verte." Ce qui n'est pas la même chose que de dire : "En 1972 une plante verte apprend l'alphabet." Je ne crois pas que la symétrie existe en anglais puisqu'il y a deux verbes : to teach and to learn. En français, quand l'un apprend à l'autre, l'autre peut ne pas apprendre. On peut apprendre à qui ne peut apprendre. S'en suit toute une méditation sur l'enseignement. C'est une jeune plante, en âge d'apprendre donc, sans aucune volonté, bonne ou mauvaise, impassible. L'alphabet est tout aussi impassible, Majuscule et minuscule, main d'adulte et jeune plante, grand et petit. Chaque forme tenue à la main sur la feuille fait produire un son à qui sait lire. Qui sait lire est deux fois hors-champ : l'opérateur qui répète plusieurs fois le son adéquat et le spectateur qui mesure cette adéquation pouvant même au bout d'un temps anticiper la bande son. Aucun accident. Un martèlement. Presque une séance d'hypnose. La plante tient la place de l'admoniteur dans la peinture classique. Même sans être une plante verte, je m'aperçois qu'apprenant consciencieusement l'alphabet je ne saurais rien de la langue qu'il autorise à écrire. Idem des sons ne servant qu'à désigner une lettre pour elle-même. C'est une vidéo sonore et sans mots. Le fait que je puisse écrire un petit paragraphe à son sujet, comme bien d'autres l'ont fait, prouve cependant tout le sens qu'elle contient.

Qui dit "Je vous aime" ne cherche rien à apprendre à son interlocuteur. Demenÿ appelle ses prises de vues des portraits vivants. Il destinait l'appareil qu'il avait construit, le phonoscope, à l'éducation des sourds-muets qui pourraient ainsi s'entraîner à déchiffrer les mots en lisant sur les lèvres. Le phonoscope permet de produire une image animée d'une bouche produisant des sons inaudibles. Plus tard, ce phonoscope couplé à un phonographe deviendra le chronophone qui permettra à Alice Guy de tourner et projeter plusieurs centaines de phonoscènes. Le phonoscope donne à voir et à comprendre des mots sans son et sans graphie. Le début d'un cinéma de bouche à lire et à traduire de l'image aux mots. Voir parler oui mais alors entendre. Pour entendre il faut le gros plan. On y scrute l'organe émetteur sans aucune considération pour le visage et les modulations qu'y inscrivent les expressions. C'est une parole organique et désaffectée. Sur plusieurs petits films réalisés par Demenÿ, alors employé à la station physiologique de Marey, les personnes apparaissant sur ces photos parlantes ont les yeux fermés. Une chose à la fois.

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