dimanche 22 novembre 2020

Mains rêvées, mains filmées

Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968, film 16mm, 3mn - Albrecht Dürer, Etude de mains en prière, 1508- Lygia Clark et Hélio Oiticica, Dialogue de mains, 1966
Même la Joconde, même les Ménines peuvent être envisagées non pas comme des formes immobiles et éternelles, mais comme des fragments d'un geste ou comme des photogrammes d'un film perdu, qui seul pourrait leur restituer leur véritable sens. Car toujours, en toute image, est à l'œuvre une sorte de ligatio, un pouvoir paralysant qu'il faut exorciser ; et c'est comme si de toute l'histoire de l'art s'élevait un appel muet à rendre l'image à la liberté du geste. (...) Le cinéma ramène les images dans la patrie du geste. Traum und Nacht, de Beckett, en propose implicitement une belle définition : il est le rêve d'un geste. Introduire en ce rêve l'élément du réveil, telle est la tâche du cinéaste. 

Giorgio Agamben, Moyens sans fin, 1995

Yvonne Rainer, Hand Movie, 1966
Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968, film 16mm, 3mn

Le premier film d'Yvonne Rainer, Hand Movie, a été tourné par William Davis, un autre danseur alors qu'elle était confinée dans un lit d'hôpital, se remettant d'une intervention chirurgicale majeure et incapable de se lever. Yvonne Rainer est cofondatrice du Judson Dance Theatre, un collectif d'artistes éloignés de la danse conventionnelle. Hand Movie fera partie de la série Five Easy Pieces, qui affirme les principes de son "Non Manifeste" de 1965 : "Non au spectacle. Non à la virtuosité." 

Hand Catching Lead a été tourné en cinéma 16mm par Richard Serra en 1968 alors qu'il se trouvait à NY. C'est son premier film. On demande un documentaire sur House of cards. Il réalise alors cette analogie cinématographique du processus de création à l'œuvre dans la sculpture. C'est Phil Glass qui lâche les morceaux de plomb. RS a tourné plusieurs films et vidéos. D'abord peintre, c'est sans doute la découverte à Paris, de l'atelier de Brancusi au sein duquel il dessine pendant 4 mois qui l'amène à la sculpture. Juste après, quand il arrive à NY en 67 il voit le cinéma expérimental (Bruce Corner, Ron Rice…) et le cinéma de Warhol (Chelsea Girls). Dès son ouverture en 1970, il fréquentera assidument l'Anthology Film Archives. Ami de Michael Snow, il emporte avec lui en Europe Waveslenght et le montre en plusieurs endroits. Il aime ce film tout comme il a aimé Hand Movie de Yvonne Rainer. Cinéma et sculpture sont vraiment en parallèle au début de son travail. 

C'est le film d'Yvonne Rainer Hand Movie qui m'a poussé plus que tout le reste à me procurer une caméra et à faire quelque chose. (…) la même semaine, j'ai vu Chelsea Girls d'Andy warhol. À ce moment-là, dans mes sculptures, le matériau utilisé était choisi parce qu'il pouvait se travailler à la main. En voyant Chelsea Girls et Hand Movie, j'ai senti que ce domaine m'était ouvert. Jusque là je n'aurais jamais touché une caméra. C'était en 1967, en 68 je commençai à tourner. (Richard Serra) 

Le protagoniste de Hands Tied a les mains liées par une corde. Il essaie, avec force, de se libérer de ce lien tout en restant à l'intérieur du cadre de la caméra.  

Dans Surprise Attack, Richard Serra jette un morceau de plomb d'une main à l'autre et récite un passage du texte de Schilling : The Strategy Of Conflict. La caméra cadre l'espace entre les mains.

Richard Serra, Hands Tied, 1969, 3mn 30
Richard Serra, Surprise Attack, 1973, vidéo

"Quand je commence, je n'ai pas de but précis ou de projet préconçu que je veuille mener à son terme. Mon travail n'est pas lié à une définition préalable. Ce serait me limiter et imposer quelque chose au spectateur. Il est difficile de penser sans avoir quelque obsession. Il est impossible de créer sans un fondement rigoureux, irrécusable, et en fait, jusqu'à un certain point, répétitif. La signification de l'œuvre est pour moi dans l'effort produit et non dans les intentions. L'effort c'est à la fois un état d'esprit et une interaction avec le monde. L'art est une activité qui se consume elle-même, et cela, à chaque fois qu'une œuvre est achevée." (Richard Serra)

Lygia Clark, bande élastique pour Dialogue de mains, 1966 - Max Bill, Unendliche Schleife, 1960 -  Richard Serra, Cycle, 2011

Lygia Clark, Dialogue de mains, 1966 - Samuel Beckett, Nacht und Träume, 1982

Pour réaliser la pièce Dialogue de mains de Lygia Clark, deux participants ont les poignets liés par une bande élastique cousue en anneau de Moebus. Sources de perceptions concrètes les deux mains explorent les corps des participants à travers les mouvements de torsion infinis générés par la forme de l'élastique. Ma main qui te caresse entraîne la tienne qui suit, s'enroule, tire et retourne le contact, alors ta main qui me frôle serrée sous la mienne qui te sent me toucher et s'enroule à son tour, nous sommes dans les courbes du désir liés et changés par l'acte qui se déroule main à main.  

L'étude de mains en prière de Dürer est à la source de la dernière pièce télévisuelle de Samuel Beckett, Nacht und Träume, écrite et réalisée pour la télévision allemande en 1982. Main rêvée, main consolation, main vision.

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