lundi 30 octobre 2023

Oiseaux ne s'habituant pas à la gravité

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Birds Unaccustomed to Gravity est une cartographie photographique des frontières — psychiques et physiques — qui définissent les vies palestiniennes contemporaines sous l'occupation. La Palestine force chacun à accepter l'existence de réalités à la fois contradictoires et hostiles. Les orientations récentes d'Israël ne laissent présager qu'un avenir encore plus sombre. Ayant vécu 13 ans à Jérusalem-Est, élevant deux enfants palestiniens, j'ai pu observer les complexités de la réalité palestinienne dans ses détails angoissants et joyeux. Cette série décrit les défaites et les victoires propres à la vie palestinienne, les conflits bouleversants, les libérations microscopiques, ainsi que le façonnage, la résistance et la mémoire de l'espace. J'explore les tensions à l'intérieur et autour de paysages ou de personnages gravés dans la vie de populations à la fois occupées et occupantes sur leur territoire. (Tanya Habjouqa)

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Tanya Habjouqa (Jordanie/États-Unis) est photojournaliste, artiste et enseignante. Elle renouvelle la narration et crée des dynamiques de travail basées sur une pratique éthique et sur la collaboration. Tissant humour, folklore et interrogations politiques, elle met en avant de nouveaux modes documentaires qui visent à recadrer des éléments de l'actualité politique à travers un point de vue plus nuancé et culturellement instruit. Après une formation en anthropologie et en journalisme, avec une maîtrise en Global Media et une spécialisation en politique du Moyen-Orient, elle mène un travail questionnant le genre, les représentations de l'altérité (Jerusalem in Heels ou Fragile Monsters), la dépossession, les déplacements de populations et les droits de l'homme (Tomorrow There Will Be Apricots). En 2014, elle est l'auteure de la série Occupied Pleasures. Tanya Habjouqa a co fondé en 2009 Rawiya – raconteuses d’histoires, le premier collectif photographique féminin du Moyen-Orient avec quatre consœurs de la région (Tamara Abdul Hadi, Laura Boushnak, Dalia Khamissy et Newsha Tavakolian)

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Interview avec le collectif Rawiya

mercredi 18 octobre 2023

La scène du meurtre

Aïm Deüelle Lüski, Rabin's Square in Tel Aviv, by NESW camera, 2000

Aïm Deüelle Lüski manipulant l'appareil North-East-South-West

Extrait du livre de Arielle Aïcha Azoulay, Aïm Deüelle Lüski and Horizontal Photography, 2014 :

Quelques années auparavant, en 1995, quand le premier ministre Yitzhak Rabin a été assassiné, j'ai demandé à Deüelle Lüski d'opérer à nouveau avec l'appareil North-East-South-West, qui lui avait servi en 1992 sur la ligne de séparation à Jérusalem. Le meurtre de Rabin a été un choc. Nous étions tentés de croire que les Accords d'Oslo constituaient un tournant, sans nous rendre compte qu'ils avaient été signés dans le cadre de la logique du régime en place et qu'ils étaient, en fait, destinés à la reconduire. Lentement, le choc a été remplacé par une prise de conscience, comprenant à quel point, une nouvelle fois, avec les Accords d'Oslo les dirigeants politiques trompaient leurs gouvernés— en premier lieu les sujets palestiniens, mais aussi, dans une moindre mesure, les citoyens israéliens. Sur le lieu du meurtre de 1995, un homme tenait une caméra. Dès que la vidéo a été diffusée, elle a été présentée par les médias comme une "documentation", un index spécifique indiquait à l'aide de flèches - "voici l'assassin", "voici la victime", "ce sont des gardes de sécurité", etc.  

À l'époque, j'ai beaucoup écrit sur la scène du meurtre, contre les significations qui visaient à l'assombrir et à lui attribuer de sinistres dimensions. Contre cela, j'ai voulu reconstruire par mes écrits une scène multifocale où la victime, l'assassin, l'arme dans la main de l'assassin, celles des agents de sécurité, l'objectif de la caméra vidéo et mon regard en tant que spectatrice étaient tous présents et actifs simultanément. Je me suis attachée à interpeller sur les instruments d'une part et sur leurs utilisateurs de l'autre afin de représenter la scène du meurtre comme un espace complexe de relations ne pouvant pas être réduit à un seul point de vue. Un regard, en d'autres termes, réduisant cet assassinat-là, d'Yitzhak Rabin, à un événement singulier et choquant, alors que le doigt accusateur du régime est beaucoup plus discret lorsqu'il s'agit de non-Juifs. Je refusai de voir l'assassinat de Rabin comme un acte hors contexte, commis uniquement parce que la victime, dans ce cas, était un Juif. Le film A Sign From Heaven était une tentative d'intégrer l'assassinat dans l'économie de la violence du régime israélien. Je me suis concentré sur trois formes de mise à mort : le meurtre, l'homicide involontaire et l'exécution. Le film n'a pas pu éliminer le sentiment de malaise lié au traumatisme engendré par le meurtre de Rabin, dans une réalité où le meurtre — de Palestiniens — est affaire de routine. Un an plus tard, j'ai réalisé un autre film — The Angel of History — dans lequel j'ai abordé différents modèles de relations traumatiques dans l'œuvre de plusieurs artistes israéliens, dont Deüelle Lüski. Avec l'aide de la chorégraphe Tamar Borer, j'ai ré-imaginé la scène du meurtre dans le film. Il ne s'agissait pas d'une reconstitution, mais plutôt d'une tentative d'isoler — parmi les abondantes descriptions du meurtre — une collection d'actes et de gestes physiques et de les réorganiser, non pas pour montrer un acte accompli par un individu isolé, mais plutôt pour montrer un acte posé et partie prenante de l'existant-ensemble de plusieurs personnes. Il s'agissait d'une tentative de détourner le propos depuis la figure de l'assassin hors-la-loi, aux sombres motivations, vers la société qui l'a créé et qui, régulièrement, ôte des vies au grand jour.

Aïm Deüelle Lüski, dessin de l'appareil North-East-South-West, 2012

Aïm Deüelle Lüski, l'appareil North-East-South-West, 20x20x20cm, 1993
Deüelle Lüski nous a rejoint sur le tournage du film et a opéré sur la scène du meurtre avec son appareil North-East-South-West. La façon dont il a construit cet appareil très particulier transforme le geste de photographier en quelque chose qui s'apparente à ôter son chapeau. Il y a quelque chose d'enchanté dans la modestie de ce geste de courtoisie, d'autant plus qu'à l'intérieur de cette boîte photographiant simultanément dans les quatre directions, le fantasme de la vision tout azimut prend corps. Reproduire la volonté du régime de tout contrôler du regard tout en évacuant la possibilité d'assumer une telle position montre à quel point l'absence d'oculaire dans les appareils photo de Deüelle Lüski n'est pas due au hasard mais bien une caractéristique structurelle. Bien que l'utilisation de l'appareil NESW sur la scène du meurtre n'ait pas permis d'en tirer un quelconque détail manquant sur l'assassinat, elle permit de recadrer la scène comme lieu dont le caractère a changé hors de tout événement traumatique lié. Sur un seul négatif, quatre points de vue se sont inscrits, chacun s'affirmant pour lui-même tout en étant annulé par les autres. Dans la photographie qui les réunit, l'opulence et la gouvernance s'affichent sous la forme de tours de bureaux, aliénées et aliénantes, qui recouvrent peu à peu l'espace commun de la ville. Ces structures scellent l'oubli d'une réalité mêlée qui s'est tissée à Tel Aviv depuis sa fondation en 1909 et tout au cours des quatre premières décennies, s'approchant et même englobant des villages palestiniens tels que Seikh Mwanes (aujourd'hui les quartiers juifs de Ramat Aviv où se trouve, depuis les années 50, l'Université de Tel Aviv, Tel Baruch et Afeka), Jarisha et Jamasin Al Gharbi (près du ruisseau Yarkon), Sumeil (aujourd'hui rue Ibn Gabirol) sur les vergers duquel le bâtiment de la municipalité et sa place ont été construits, Abu Kabir et Salame dans la partie sud de la ville. Ces villages ont été détruits lorsque l'État d'Israël a déclaré la loi de "propriété des absents", et que des Juifs se les sont appropriés à titre privé ou public. L'idéologie de l'indépendance a permis une opération immobilière scandaleuse : effrayer les propriétaires terriens, s'emparer de leurs biens, empêcher le retour des populations expulsées, les mettre dans l'impossibilité de revendiquer leurs biens spoliés, et l'oubli progressif de l'origine de tous ces biens par ceux qui appartiennent au "camp" qui en a bénéficié.
Aïm Deüelle Lüski, Jérusalem Seamline, n° 2/10, 4x5", réalisé avec l'appareil NESW, 1992

Aïm Deüelle Lüski, Jérusalem Seamline, n° 8/10, 4x5", réalisé avec l'appareil NESW, 1992

Cet effacement n'a été rendu visible que bien plus tard, avec la création de l'organisation Zochrot au début des années 2000, qui a commencé à collecter des informations sur les crimes de 1948. En regardant une première fois la photographie que Deüelle Lüski a réalisée à partir de la scène du meurtre, j'y ai surtout vu un geste levant la signification — "un meurtre odieux", et la possibilité de repenser la classification d'autres formes de meurtre ainsi que leur banalisation. Lorsque je suis revenue à la photographie dernièrement, j'ai été surprise de découvrir à quel point l'empreinte de l'opulence y était évidente ainsi que les actions qui visent à en finir avec un espace commun dans lequel ôter la vie à d'autres ne ferait pas partie de l'économie. Bien que la photographie n'ait révélé aucun détail sur l'assassinat d'Yitzhak Rabin, elle est restée la seule photographie dans laquelle l'acte meurtrier reste non pas une action agie à titre privé, mais un acte qui doit être compris in situ, pris dans des conditions reniant tout échange civil dont le socle commun interdirait d'ôter la vie à un être humain. Finalement, lorsque j'ai interrogé Deüelle Lüski à propos de la photographie, il m'a écrit, probablement en pensant à Yitzhak Rabin : "Si un homme pris de vertige tombait, voici ce qu'il verrait autour de lui". En paraphrasant ses mots, je dirais que si une femme prise de vertige tombait depuis l'endroit où elle vit aujourd'hui jusque dans son passé — toutes ses fondations s'effondrant — voici ce qu'elle verrait autour d'elle. (traduction fg)

Archive, tour de contrôle à l'entrée de Hebron, 2006

samedi 7 octobre 2023

Des chiens poursuivant ma voiture dans le désert

John Divola, Dogs Chasing My Car in the Desert, 1996-2001

John Divola, Dogs Chasing My Car in the Desert, 1996-2001
Le désert n'est pas vide, mais son vide relatif a pour effet de conférer un certain poids à tout ce qui y est présent. C'est un endroit extraordinaire, une vue ininterrompue jusqu'à l'horizon, la qualité très particulière de la lumière et l'odeur qu'il exhale après la pluie… sans parler du sens exacerbé que l'on y a de sa propre existence. 

Et c'est calme. Une fois, alors que j'étais monté au sommet d'une très haute colline pour prendre des photos, le bruit du vent qui glissait sous les ailes d'un oiseau m'a fait sursauter. Des centaines de mètres plus bas, et à une distance d'un kilomètre, un chien qui m'avait repéré s'est mis à aboyer. On ne prend pas un chien au dépourvu dans le désert : il entend votre voiture à plusieurs kilomètres à la ronde et lors de votre arrivée, il est déjà dans un état d'attente exacerbé.

De 1995 à 1998, je travaillais à une série de photographies de maisons isolées dans le désert de l'est de la Morongo Valley, en Californie du Sud. De temps en temps, comme je traversais le désert, un chien poursuivait ma voiture. En 1996 j'ai emporté avec moi un appareil 35mm motorisé et chargé d'une pellicule très sensible à gros grains. Le procédé était simple : lorsque je voyais venir un chien vers la voiture, je réglais la mise au point et l'exposition. En gardant une main sur le volant, je tenais l'appareil à bout de bras par la fenêtre pour réaliser soit quelques images soit la pellicule entière. Je dois avouer, que j’ai parfois fait demi-tour pour repasser devant une maison quand le chien était particulièrement enthousiaste. 

Méditer sur un chien poursuivant une voiture invite à toutes sortes de métaphores et de juxtapositions : la culture et la nature, le domestique et le sauvage, l'amour et la haine, la joie et la peur, l'héroïsme et l'idiotie. On pourrait y voir une danse à la fois viscérale et cinétique. Nous avons ici deux vecteurs, deux vitesses, celle d'un chien et celle d'une voiture et, vu qu'une caméra ne capturera jamais la réalité et qu'un chien n'attrapera jamais une voiture, la preuve est faite d'un engagement dans une entreprise sans espoir. 

John Divola, Texte traduit (fg) du livre Dog Chasing My Car in the Desert, aux éditions Nazraeli press/JGS, 2004.

John Divola, Isolated Houses, 1996-2001

dimanche 4 juin 2023

Verre

Pascal Grandmaison, Verre, 2004, 180 X 180 cm
Verre (2004-05) de Pascal Grandmaison est une série de neuf photographies grand format montrant des jeunes gens devant des fonds blancs. Malgré leur impassibilité apparente ces jeunes gens répètent neuf fois la même action. Ils tiennent devant eux une plaque de verre transparente. Ils ne font toutefois aucun effort. La transparence de l'objet interposé entre eux et nous, fait d'abord apparaître leur geste, comme sans objet, comme une pure écriture, un hiéroglyphe corporel. Les personnages s'imposent dans l'espace par le format, la précision de l'image, la stature et l'immobilité des corps. Leur présence est néanmoins sans regard. Ils n'habitent pas l'image au sens où l'entendait Auguste Sander. Ils sont photographiés dans une attitude que Michael Fried avait repérée dans la peinture du XVIIIe siècle et décrite grâce au concept d'absorbement. Tous sont absorbés par leur geste et ne tiennent aucun compte de ce qui se passe autour d'eux. Ils semblent tenir un point par le regard de la même manière qu'ils tiennent la plaque de la main gauche. Ils maintiennent visible, des yeux et des mains, un objet qui, sans ça, pourrait être invisible.

Pascal Grandmaison, Verre, 2004

Depuis la renaissance, la plaque de verre fait partie de la machine scopique. Léonard de Vinci écrit : "Prend un verre grand comme une demi-feuille de papier folio royal et assujettis-le bien devant tes yeux, c'est-à-dire entre ton œil et ce que tu veux représenter. Puis éloigne ton œil de deux tiers de brasse du verre, et fixe ta tête au moyen d'un instrument, de façon à l'empêcher de faire aucun mouvement ; ferme ou couvre un œil et, avec un pinceau marque sur le verre ce qui est visible au-delà."
Ou bien Dürer : "Le procédé consiste à tracer les lignes principales du modèle sur une plaque de verre intercalée entre le dessinateur et son sujet. La place du viseur (point de vue) s'obtient en conjuguant sa hauteur, sa latéralité et sa distance par rapport à l'écran. Ces trois mesures sont celles qui président à l'exercice théorique de la construction légitime et sont modulables selon les possibilités qu'offrent les mécanismes de la machinerie."
Léonard encore : " La perspective n'est rien d'autre que la vision d'un objet derrière un verre lisse et transparent, à la surface duquel pourront être marquées toutes ces choses qui se trouvent derrière le verre ; ces choses approchent le point de l'œil sous forme de diverses pyramides que le vert coupe."

"La photographie est le plus transparent des médiums conçus ou découverts par l'homme." constate Clement Greenberg. Ce qui a pour conséquence, d'après lui, qu'elle peut se permettre d'être naturaliste, contrairement à la peinture. La voilà donc innocentée de son naturalisme naturel, mais nous voyons ici qu'elle n'est pas dispensée de la dimension réflexive propre à toute pratique artistique. Pascal Grandmaison fait apparaître le verre comme l'objet théorique de la représentation photographique. 

Le plan pictural, pure abstraction dans la théorie de la perspective, plan de coupe sectionnant la pyramide visuelle est rapidement devenu concret pour les peintres sous forme d'un voile ou d'une plaque de verre susceptible de laisser passer les rayons lumineux mais d'arrêter les traits du dessin. Si la peinture, au fil de la modernité, a rendu opaque ce plan de projection en affirmant l'immanence de la surface du tableau, son univocité et sa matérialité, la photographie a un rapport plus complexe à ce plan. Le plan film par exemple est un support d'inscription, au fond de l'appareil, qui arrête et sectionne une projection lumineuse, il est à la fois traversé par les rayons lumineux et il les retient sous certaines conditions de temps.

Les acteurs de Pascal Grandmaison maintiennent une plaque de verre de façon à la rendre visible tout en montrant qu'elle peut ne pas l'être. C'est là la prouesse. La main, qui a saisi la plaque par son bord à hauteur des yeux, déborde le verre. Elle l'ôte du bord du cadre en le déplaçant dans l'image et, ce faisant, elle passe de l'autre côté du verre dans l'espace visuellement ambigu entre l'intérieur et l'extérieur de l'image. C'est une prise. Dans cet écartement du bord, un autre bord apparaît mais surtout le verre se révèle par ses effets. Ce n'est pas tant lui que nous voyons que ce qu'il fait à ce qui l'entoure. D'instrument de captation il est devenu agent, producteur d'effets. Il teinte, c'est un filtre. Il reflète le hors champ, l'ombre du photographe se dessine dans les vêtements des acteurs. Il pèse aussi mais le poids de l'objet réel est ce que le dispositif photo passe sous silence.
Ils ne font aucun effort, ils manipulent l'invisible en toute impassibilité, ce sont des sujets faibles.

"Le verre, ce n'est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n'a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n'ont pas d'aura. Le verre, d'une manière générale, est l'ennemi du mystère. Il est aussi l'ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque. Si des gens comme Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait-ce parce qu'ils sont les apôtres d'une nouvelle pauvreté ?" Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, 1933

Jean Siméon Chardin, L'Enfant au toton, 1738
Jean Siméon Chardin, Les Bulles de savon, 1733
Lee Friedlander, Boston, série At Work, 1985
Dürer, Méthode pour dessiner un portrait, 1525


lundi 29 mai 2023

La pêche

Laura Letinsky, Untitled #49, 2002
Jean-Baptiste-Siméon Chardin, Panier de pêches,1768
Si, dans Untitled #49, Laura Letinsky emprunte à Chardin, c'est pour opérer un double retournement (spatial et temporel). Le fond de Chardin ferme délicatement la scène et la bascule vers nous (vers l'espace réel qui contient aussi le tableau). Le manche du couteau est tendu à notre portée, on dirait maintenant qu'il est dans l'espace virtuel 3D qui nous inclut dans la scène. Toutes les actions sont à faire, sortir le cerneau de noix, boire le vin, peler la pêche. Le tableau s'offre. La photographie de Letinsky manifeste un retrait. Les choses ont reculé, elles se tiennent instables sur le bord arrière d'une table trop étroite. Ce n'est plus l'étroitesse d'un raccourci dû à la perspective, mais celle de l'objet réel. À peine une planche sur laquelle une autre planche, à découper cette fois, évoque une fonction, un prolongement et une mobilité. Tout est fait, la pêche est mangée, le café est bu, on a taché la nappe, certains fruits ont commencé à pourrir. Entre le fond et le plateau, le coin d'une fenêtre a ouvert un espace où les objets sont sur le point de tomber. S'ils tombent, c'est dans l'image. La photo est prise en pose longue, elle inclue une durée, comme la peinture. Cependant ce n'est pas du temps de l'action qu'il s'agit mais celui de la disparition, de l'évaporation, de la décoloration, comme le suggèrent les couleurs. Dans l'après-coup.

dimanche 28 mai 2023

« Comment ? »

Laura Letinsky, Polaroïds de la série Time’s Assignation, 1997-2008
Laura Letinsky, Untitled#48- série Hardly More Than Ever

Chaque photographie que nous voyons dans les livres, sur les écrans ou sur les murs des galeries existe au sein d'une constellation d'autres photographies connexes, autant d'essais qu'il est plus rare de voir. Ce sont des images de processus, tous les jalons d'un travail d'approche, à tâtons, par approximations. Il y a les photos de la planche contact, ou les fichiers dans la carte mémoire qui parfois dévoilent l'approche du sujet ou la mise en place du cadre. Il y a les polaroids pris dans le studio pour vérifier une lumière ou un cadre. Il y a les essais du tireur qui règle un rapport de couleurs. Chaque processus de travail déploie sa propre panoplie de recherches et de calages. L'image unique est bien entourée !

Dans la série Time's Assignation, Laura Letinsky a regroupé les images polaroïd de type 55 qu'elle réalisait avec son appareil 4×5 inch, avant la prise de vue sur le plan film, pour tester la lumière, la composition et l'exposition lors de la mise en place de plusieurs séries de ses natures mortes, entre 1997 et 2008. Ces polaroïds doivent être fixés pour pouvoir se conserver. Cette opération est omise quand le polaroïd sert d'instrument de vérification juste avant l'impression sur le plan film, c'est pourquoi la plupart des images ont continué à évoluer dans le temps révélant une matière photographique instable.

Il y a un certain degré d'intentionnalité, puis l'image se construit par déplacement successifs. Déplacement des objets, changement d'un réglage ou du point de vue, autre lumière, transformation de l'émulsion sensible, à chaque fois les rapports se reconfigurent et les polaroïds disent : "Comment ?"

Laura Letinsky, Polaroïds pendant la série To Say It Isn’t So, 2006-2008
Laura Letinsky, Untitled #3 - série To Say It Isn’t So, 2006
Laura Letinsky, Polaroïds de la série Time’s Assignation, 1997-2008




mercredi 17 mai 2023

Déclic-jupe

Viridiana, Buñuel, 1961

Viridiana, Buñuel, 1961 - Les mendiants sont autour de la table du festin. "Enédina va nous faire une photo". Tous passent derrière la table pour la photo. Une cène se prépare."Quand je dirai , on ne bouge plus." L'image cinéma se fige en la cène. Trois plans arrêtés et le chant du coq. Enédina soulève sa jupe (prend la photo ainsi) en riant. Eux, tous disposés à apparaître, sont à même de (bien) voir.   

Le déclic-jupe : c'est un renversement.
Elle déclenche (les rires aussi) en se renversant.
Toute image est renversement

Il s'agissait de ce qui se laisse découvrir, voire soustraire « sous les jupes », « sous les manteaux bordés de fourrure », « sous l'extravagante robe du peintre », où « les corps remplissent bien leurs fonctions ». Derrida, Glas, 1974
Pour le tournage de Sept ans de réflexion (The Seven Year Itch), réalisé par Billy Wilder, Marilyn Monroe et Tom Ewell se rendent le 15 septembre 1954 à Times Square, pour filmer la scène finale du film, au-dessus d’une bouche de métro.

jeudi 27 avril 2023

Du document altéré comme œuvre

Artie Vierkant, Image Objects, 2011, ongoing, prints on aluminum composite panel, altered documentation image

Artie Vierkant, Image Objects
Image Objects sont des œuvres qui tentent de refléter la mutabilité des méthodes de production contemporaines. 

Image Objects est une série qui existe quelque part entre l'objet physique et l'image médiatisée. Entre la sculpture et des images documentaires altérées (altered documentation images). Le titre de la série suggère cette dualité entre image et objet. À une époque où notre compréhension des objets provient tout autant de notre interaction physique avec eux que des contextes nombreux et variés dans lesquels nous rencontrons des images de ces objets, à une époque où l'authenticité de la représentation peut être altérer avec des outils très courants permettant de copier, de modifier et de récupérer des images, nous pouvons dire que nous sommes dans un environnement où "toute chose est autre chose". 
 
Chaque fois qu'un Image Object est officiellement documenté, par l'artiste ou par le galeriste, les images documentaires, les vues d'installation, sont modifiées avant leur publication, qu'elles soient imprimées ou diffusées en ligne. Par ce processus, les objets continuent à se déplacer et à changer plastiquement, tout comme la composition des pièces elles-mêmes est un processus continu et fluide. En intervenant sur les vues de l'installation elles-mêmes, ce que nous avons l'habitude de considérer comme une expérience "médiatisée" de l'œuvre est transformé en une expérience directe. Ici, il n'y a pas une vision première de l'œuvre (dans l'espace) et une vision secondaire (par l'image), car les documents sont des œuvres à part entière, dérivées, construites en s'appuyant sur les objets exposés, lesquels dérivent d'autres images documentaires, etc. 

Les œuvres de cette exposition sont conçues pour exister pas uniquement en tant qu'objets physiques, mais sous trois formes : le fichier original, l'objet fabriqué et toutes les images tirées de cet objet. Chaque pièce découle d'un fichier initial qui est continuellement transformé, déformé et recomposé jusqu'à ce qu'une composition semble prête à être finalisée et fabriquée. La date à laquelle le fichier initial est enregistré devient le titre de chaque œuvre individuelle, par exemple Image Object Tuesday 14 July 2015 11:44AM (Westfälischer)

L'expérience du spectateur est scindée, entre d'une part, la rencontre physique des pièces dans une galerie et d'autre part, les innombrables variations des objets circulant dans les publications et sur Internet. La documentation devient une œuvre à part entière, incorporant des éléments de collage, des techniques couramment utilisées dans la retouche d'image professionnelle, des filigranes numériques esthétisés, etc.

La photographie de n'importe lequel de ces objets est autorisée et encouragée, car d'une certaine manière, les seules images documentaires de ces œuvres seront celles produites par les spectateurs et publiées là où ils le souhaitent.
Artie Vierkant, 2015


Artie Vierkant, Image Object Thursday 4 June 2015 12:53PM, 2015, aluminum, print on vinyl
Artie Vierkant, Rooms Greet People By Name, Galerie Perrotin, New York, 2018
"Premièrement, rien n'est dans un état fixe : c'est-à-dire que tout est autre chose, que ce soit parce que tout objet est capable de devenir un autre type d'objet ou parce qu'un objet existe déjà dans un flux entre plusieurs instanciations." – Artie Vierkant


vendredi 21 avril 2023

Une méthode générative

Sol Lewitt, Muybridge I, 1964

Eadweard Muybridge, The Attitudes of Animals in Motion, 1881. planche D, montrant le dispositif des 24 appareils de Muybridge
Une des trois batteries d'appareils, avec le porte-plaques, utilisée par Muybridge pour réaliser les photos de Animal Locomotion, vers 1887
Les photographies de Muybridge, figeant le corps en mouvement, ont d'abord permis aux artistes de reconsidérer le naturalisme. Pour Sol Lewitt, la révélation opérée par ce travail, c'est la logique sérielle, l'utilisation d'un processus pour produire des formes et la représentation méthodique, sans affect, d'un sujet. Une méthode générative semble dès lors pouvoir être substituée à l'expressionnisme : "La logique de l'image sérielle était la chose la plus importante pour moi. Une sorte de réalisme philosophique." Sol Lewitt découvre les photographies d'Eadweard Muybridge en arrivant à New York en 1953. Les séquences photographiques de Muybridge, leur régularité, leur production mécanique, vont l'amener au principe de production à la base de l'art conceptuel : «L'idée devient une machine qui fait l'art.»

La planche 271 d'Animal Locomotion était accrochée dans un cadre au mur de l'atelier de Sol Lewitt. Une femme, se relevant depuis le sol avec un papier dans la main gauche, photographiée avec le système électro-photographique précis de Muybridge. Le système agit du début à la fin du mouvement, nous donnant toute l'information visuelle possible.


Eadweard Muybridge, Arising from the ground with a paper in left hand, planche 271 de la série Animal Locomotion, 1887
Première et dernière vue des photographies à l'intérieur de Muybridge I
Sol LeWitt, Schematic Drawing for Muybridge I, 1970, lithographie en noir et blanc

"Le but de l'artiste n'est pas d'instruire ou de satisfaire le spectateur mais de lui donner des informations. ... Il doit suivre son postulat de départ jusqu'à sa conclusion en évitant toute subjectivité. Le hasard, le goût ou le souvenir inconscient ne jouent plus aucun rôle dans le résultat." dit Sol Lewitt. L'opérateur sériel devenu clerc enregistre toutes les étapes du déroulement d'un postulat, sans état d'âme, même si on peut croire que la forme narrative persiste légèrement.

Cependant, l'absence d'affect n'est pas contradictoire avec la sollicitation d'un regard curieux. Bien que la figure ait disparu de l'œuvre de Sol Lewitt après 1964, "abandonnée, comme il l'a dit, pour simplifier les choses", pendant plusieurs années, il a produit des œuvres incorporant la figure en hommage direct à Muybridge. La structure intitulée Muybridge I est une longue boîte rectangulaire noire. Elle est percée de 10 orifices à travers lesquels on découvre une photographie. L'intérieur de la boîte est segmenté en dix compartiments muni chacun d'un petit judas qui révèle l'image d'une femme nue. De vue en vue, la femme semble avancer, le premier œilleton dévoilant toute sa silhouette, et le dernier un gros plan sur son nombril. 

L'importance de Muybridge dans les années 1960 faisait partie, selon les mots de Sol Lewitt, d'une "recherche d'une méthode d'organisation plus objective" en réaction à un art revendiquant la "sensibilité". Revenir à Muybridge était, paradoxalement, une manière de réinventer le modernisme en d'autres termes. Une œuvre d'art plaçant le spectateur à l'intérieur du dispositif, non plus ressentant à distance, mais manœuvrant à l'intérieur d'une mécanique en tant lui-même que pièce partie prenante pour dérouler une temporalité désaffectée.

Vue dans l'exposition Eadweard Muybridge and Sol LeWitt à la galerie Craig F. Starr, NY, 2019
Sol Lewitt, Modular Wall Structure