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Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023 |
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Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023 |
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Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023 |
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Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023 |
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Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023 |
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Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023 |
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Aïm Deüelle Lüski, Rabin's Square in Tel Aviv, by NESW camera, 2000 |
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Aïm Deüelle Lüski manipulant l'appareil North-East-South-West |
Extrait du livre de Arielle Aïcha Azoulay, Aïm Deüelle Lüski and Horizontal Photography, 2014 :
Quelques années auparavant, en 1995, quand le premier ministre Yitzhak Rabin a été assassiné, j'ai demandé à Deüelle Lüski d'opérer à nouveau avec l'appareil North-East-South-West, qui lui avait servi en 1992 sur la ligne de séparation à Jérusalem. Le meurtre de Rabin a été un choc. Nous étions tentés de croire que les Accords d'Oslo constituaient un tournant, sans nous rendre compte qu'ils avaient été signés dans le cadre de la logique du régime en place et qu'ils étaient, en fait, destinés à la reconduire. Lentement, le choc a été remplacé par une prise de conscience, comprenant à quel point, une nouvelle fois, avec les Accords d'Oslo les dirigeants politiques trompaient leurs gouvernés— en premier lieu les sujets palestiniens, mais aussi, dans une moindre mesure, les citoyens israéliens. Sur le lieu du meurtre de 1995, un homme tenait une caméra. Dès que la vidéo a été diffusée, elle a été présentée par les médias comme une "documentation", un index spécifique indiquait à l'aide de flèches - "voici l'assassin", "voici la victime", "ce sont des gardes de sécurité", etc.
À l'époque, j'ai beaucoup écrit sur la scène du meurtre, contre les significations qui visaient à l'assombrir et à lui attribuer de sinistres dimensions. Contre cela, j'ai voulu reconstruire par mes écrits une scène multifocale où la victime, l'assassin, l'arme dans la main de l'assassin, celles des agents de sécurité, l'objectif de la caméra vidéo et mon regard en tant que spectatrice étaient tous présents et actifs simultanément. Je me suis attachée à interpeller sur les instruments d'une part et sur leurs utilisateurs de l'autre afin de représenter la scène du meurtre comme un espace complexe de relations ne pouvant pas être réduit à un seul point de vue. Un regard, en d'autres termes, réduisant cet assassinat-là, d'Yitzhak Rabin, à un événement singulier et choquant, alors que le doigt accusateur du régime est beaucoup plus discret lorsqu'il s'agit de non-Juifs. Je refusai de voir l'assassinat de Rabin comme un acte hors contexte, commis uniquement parce que la victime, dans ce cas, était un Juif. Le film A Sign From Heaven était une tentative d'intégrer l'assassinat dans l'économie de la violence du régime israélien. Je me suis concentré sur trois formes de mise à mort : le meurtre, l'homicide involontaire et l'exécution. Le film n'a pas pu éliminer le sentiment de malaise lié au traumatisme engendré par le meurtre de Rabin, dans une réalité où le meurtre — de Palestiniens — est affaire de routine. Un an plus tard, j'ai réalisé un autre film — The Angel of History — dans lequel j'ai abordé différents modèles de relations traumatiques dans l'œuvre de plusieurs artistes israéliens, dont Deüelle Lüski. Avec l'aide de la chorégraphe Tamar Borer, j'ai ré-imaginé la scène du meurtre dans le film. Il ne s'agissait pas d'une reconstitution, mais plutôt d'une tentative d'isoler — parmi les abondantes descriptions du meurtre — une collection d'actes et de gestes physiques et de les réorganiser, non pas pour montrer un acte accompli par un individu isolé, mais plutôt pour montrer un acte posé et partie prenante de l'existant-ensemble de plusieurs personnes. Il s'agissait d'une tentative de détourner le propos depuis la figure de l'assassin hors-la-loi, aux sombres motivations, vers la société qui l'a créé et qui, régulièrement, ôte des vies au grand jour.
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Aïm Deüelle Lüski, dessin de l'appareil North-East-South-West, 2012 |
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Aïm Deüelle Lüski, l'appareil North-East-South-West, 20x20x20cm, 1993 |
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Aïm Deüelle Lüski, Jérusalem Seamline, n° 2/10, 4x5", réalisé avec l'appareil NESW, 1992 |
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Aïm Deüelle Lüski, Jérusalem Seamline, n° 8/10, 4x5", réalisé avec l'appareil NESW, 1992 |
Cet effacement n'a été rendu visible que bien plus tard, avec la création de l'organisation Zochrot au début des années 2000, qui a commencé à collecter des informations sur les crimes de 1948. En regardant une première fois la photographie que Deüelle Lüski a réalisée à partir de la scène du meurtre, j'y ai surtout vu un geste levant la signification — "un meurtre odieux", et la possibilité de repenser la classification d'autres formes de meurtre ainsi que leur banalisation. Lorsque je suis revenue à la photographie dernièrement, j'ai été surprise de découvrir à quel point l'empreinte de l'opulence y était évidente ainsi que les actions qui visent à en finir avec un espace commun dans lequel ôter la vie à d'autres ne ferait pas partie de l'économie. Bien que la photographie n'ait révélé aucun détail sur l'assassinat d'Yitzhak Rabin, elle est restée la seule photographie dans laquelle l'acte meurtrier reste non pas une action agie à titre privé, mais un acte qui doit être compris in situ, pris dans des conditions reniant tout échange civil dont le socle commun interdirait d'ôter la vie à un être humain. Finalement, lorsque j'ai interrogé Deüelle Lüski à propos de la photographie, il m'a écrit, probablement en pensant à Yitzhak Rabin : "Si un homme pris de vertige tombait, voici ce qu'il verrait autour de lui". En paraphrasant ses mots, je dirais que si une femme prise de vertige tombait depuis l'endroit où elle vit aujourd'hui jusque dans son passé — toutes ses fondations s'effondrant — voici ce qu'elle verrait autour d'elle. (traduction fg)
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Archive, tour de contrôle à l'entrée de Hebron, 2006 |
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John Divola, Dogs Chasing My Car in the Desert, 1996-2001 |
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John Divola, Dogs Chasing My Car in the Desert, 1996-2001 |
Et c'est calme. Une fois, alors que j'étais monté au sommet d'une très haute colline pour prendre des photos, le bruit du vent qui glissait sous les ailes d'un oiseau m'a fait sursauter. Des centaines de mètres plus bas, et à une distance d'un kilomètre, un chien qui m'avait repéré s'est mis à aboyer. On ne prend pas un chien au dépourvu dans le désert : il entend votre voiture à plusieurs kilomètres à la ronde et lors de votre arrivée, il est déjà dans un état d'attente exacerbé.
De 1995 à 1998, je travaillais à une série de photographies de maisons isolées dans le désert de l'est de la Morongo Valley, en Californie du Sud. De temps en temps, comme je traversais le désert, un chien poursuivait ma voiture. En 1996 j'ai emporté avec moi un appareil 35mm motorisé et chargé d'une pellicule très sensible à gros grains. Le procédé était simple : lorsque je voyais venir un chien vers la voiture, je réglais la mise au point et l'exposition. En gardant une main sur le volant, je tenais l'appareil à bout de bras par la fenêtre pour réaliser soit quelques images soit la pellicule entière. Je dois avouer, que j’ai parfois fait demi-tour pour repasser devant une maison quand le chien était particulièrement enthousiaste.
Méditer sur un chien poursuivant une voiture invite à toutes sortes de métaphores et de juxtapositions : la culture et la nature, le domestique et le sauvage, l'amour et la haine, la joie et la peur, l'héroïsme et l'idiotie. On pourrait y voir une danse à la fois viscérale et cinétique. Nous avons ici deux vecteurs, deux vitesses, celle d'un chien et celle d'une voiture et, vu qu'une caméra ne capturera jamais la réalité et qu'un chien n'attrapera jamais une voiture, la preuve est faite d'un engagement dans une entreprise sans espoir.
John Divola, Texte traduit (fg) du livre Dog Chasing My Car in the Desert, aux éditions Nazraeli press/JGS, 2004.
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John Divola, Isolated Houses, 1996-2001 |
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Pascal Grandmaison, Verre, 2004 |
Depuis la renaissance, la plaque de verre fait partie de la machine scopique. Léonard de Vinci écrit : "Prend un verre grand comme une demi-feuille de papier folio royal et assujettis-le bien devant tes yeux, c'est-à-dire entre ton œil et ce que tu veux représenter. Puis éloigne ton œil de deux tiers de brasse du verre, et fixe ta tête au moyen d'un instrument, de façon à l'empêcher de faire aucun mouvement ; ferme ou couvre un œil et, avec un pinceau marque sur le verre ce qui est visible au-delà."
Ou bien Dürer : "Le procédé consiste à tracer les lignes principales du modèle sur une plaque de verre intercalée entre le dessinateur et son sujet. La place du viseur (point de vue) s'obtient en conjuguant sa hauteur, sa latéralité et sa distance par rapport à l'écran. Ces trois mesures sont celles qui président à l'exercice théorique de la construction légitime et sont modulables selon les possibilités qu'offrent les mécanismes de la machinerie."
Léonard encore : " La perspective n'est rien d'autre que la vision d'un objet derrière un verre lisse et transparent, à la surface duquel pourront être marquées toutes ces choses qui se trouvent derrière le verre ; ces choses approchent le point de l'œil sous forme de diverses pyramides que le vert coupe."
"La photographie est le plus transparent des médiums conçus ou découverts par l'homme." constate Clement Greenberg. Ce qui a pour conséquence, d'après lui, qu'elle peut se permettre d'être naturaliste, contrairement à la peinture. La voilà donc innocentée de son naturalisme naturel, mais nous voyons ici qu'elle n'est pas dispensée de la dimension réflexive propre à toute pratique artistique. Pascal Grandmaison fait apparaître le verre comme l'objet théorique de la représentation photographique.
Le plan pictural, pure abstraction dans la théorie de la perspective, plan de coupe sectionnant la pyramide visuelle est rapidement devenu concret pour les peintres sous forme d'un voile ou d'une plaque de verre susceptible de laisser passer les rayons lumineux mais d'arrêter les traits du dessin. Si la peinture, au fil de la modernité, a rendu opaque ce plan de projection en affirmant l'immanence de la surface du tableau, son univocité et sa matérialité, la photographie a un rapport plus complexe à ce plan. Le plan film par exemple est un support d'inscription, au fond de l'appareil, qui arrête et sectionne une projection lumineuse, il est à la fois traversé par les rayons lumineux et il les retient sous certaines conditions de temps.
Les acteurs de Pascal Grandmaison maintiennent une plaque de verre de façon à la rendre visible tout en montrant qu'elle peut ne pas l'être. C'est là la prouesse. La main, qui a saisi la plaque par son bord à hauteur des yeux, déborde le verre. Elle l'ôte du bord du cadre en le déplaçant dans l'image et, ce faisant, elle passe de l'autre côté du verre dans l'espace visuellement ambigu entre l'intérieur et l'extérieur de l'image. C'est une prise. Dans cet écartement du bord, un autre bord apparaît mais surtout le verre se révèle par ses effets. Ce n'est pas tant lui que nous voyons que ce qu'il fait à ce qui l'entoure. D'instrument de captation il est devenu agent, producteur d'effets. Il teinte, c'est un filtre. Il reflète le hors champ, l'ombre du photographe se dessine dans les vêtements des acteurs. Il pèse aussi mais le poids de l'objet réel est ce que le dispositif photo passe sous silence.
Ils ne font aucun effort, ils manipulent l'invisible en toute impassibilité, ce sont des sujets faibles.
"Le verre, ce n'est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n'a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n'ont pas d'aura. Le verre, d'une manière générale, est l'ennemi du mystère. Il est aussi l'ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque. Si des gens comme Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait-ce parce qu'ils sont les apôtres d'une nouvelle pauvreté ?" Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, 1933
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Jean Siméon Chardin, L'Enfant au toton, 1738 Jean Siméon Chardin, Les Bulles de savon, 1733 Lee Friedlander, Boston, série At Work, 1985 |
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Laura Letinsky, Untitled #49, 2002 Jean-Baptiste-Siméon Chardin, Panier de pêches,1768 |
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Laura Letinsky, Polaroïds de la série Time’s Assignation, 1997-2008 |
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Laura Letinsky, Untitled#48- série Hardly More Than Ever |
Chaque photographie que nous voyons dans les livres, sur les écrans ou sur les murs des galeries existe au sein d'une constellation d'autres photographies connexes, autant d'essais qu'il est plus rare de voir. Ce sont des images de processus, tous les jalons d'un travail d'approche, à tâtons, par approximations. Il y a les photos de la planche contact, ou les fichiers dans la carte mémoire qui parfois dévoilent l'approche du sujet ou la mise en place du cadre. Il y a les polaroids pris dans le studio pour vérifier une lumière ou un cadre. Il y a les essais du tireur qui règle un rapport de couleurs. Chaque processus de travail déploie sa propre panoplie de recherches et de calages. L'image unique est bien entourée !
Dans la série Time's Assignation, Laura Letinsky a regroupé les images polaroïd de type 55 qu'elle réalisait avec son appareil 4×5 inch, avant la prise de vue sur le plan film, pour tester la lumière, la composition et l'exposition lors de la mise en place de plusieurs séries de ses natures mortes, entre 1997 et 2008. Ces polaroïds doivent être fixés pour pouvoir se conserver. Cette opération est omise quand le polaroïd sert d'instrument de vérification juste avant l'impression sur le plan film, c'est pourquoi la plupart des images ont continué à évoluer dans le temps révélant une matière photographique instable.
Il y a un certain degré d'intentionnalité, puis l'image se construit par déplacement successifs. Déplacement des objets, changement d'un réglage ou du point de vue, autre lumière, transformation de l'émulsion sensible, à chaque fois les rapports se reconfigurent et les polaroïds disent : "Comment ?"
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Laura Letinsky, Polaroïds pendant la série To Say It Isn’t So, 2006-2008 |
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Viridiana, Buñuel, 1961 |
Viridiana, Buñuel, 1961 - Les mendiants sont autour de la table du festin. "Enédina va nous faire une photo". Tous passent derrière la table pour la photo. Une cène se prépare."Quand je dirai Là, on ne bouge plus." L'image cinéma se fige en la cène. Trois plans arrêtés et le chant du coq. Enédina soulève sa jupe (prend la photo ainsi) en riant. Eux, tous disposés à apparaître, sont à même de (bien) voir.
Le déclic-jupe : c'est un renversement.![]() |
Artie Vierkant, Image Objects, 2011, ongoing, prints on aluminum composite panel, altered documentation image |
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Artie Vierkant, Image Objects |
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Artie Vierkant, Image Object Thursday 4 June 2015 12:53PM, 2015, aluminum, print on vinyl |
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Sol Lewitt, Muybridge I, 1964 |
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Eadweard Muybridge, The Attitudes of Animals in Motion, 1881. planche D, montrant le dispositif des 24 appareils de Muybridge |
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Une des trois batteries d'appareils, avec le porte-plaques, utilisée par Muybridge pour réaliser les photos de Animal Locomotion, vers 1887 |
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Eadweard Muybridge, Arising from the ground with a paper in left hand, planche 271 de la série Animal Locomotion, 1887 |
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Première et dernière vue des photographies à l'intérieur de Muybridge I |
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Sol LeWitt, Schematic Drawing for Muybridge I, 1970, lithographie en noir et blanc |
"Le but de l'artiste n'est pas d'instruire ou de satisfaire le spectateur mais de lui donner des informations. ... Il doit suivre son postulat de départ jusqu'à sa conclusion en évitant toute subjectivité. Le hasard, le goût ou le souvenir inconscient ne jouent plus aucun rôle dans le résultat." dit Sol Lewitt. L'opérateur sériel devenu clerc enregistre toutes les étapes du déroulement d'un postulat, sans état d'âme, même si on peut croire que la forme narrative persiste légèrement.
Cependant, l'absence d'affect n'est pas contradictoire avec la sollicitation d'un regard curieux. Bien que la figure ait disparu de l'œuvre de Sol Lewitt après 1964, "abandonnée, comme il l'a dit, pour simplifier les choses", pendant plusieurs années, il a produit des œuvres incorporant la figure en hommage direct à Muybridge. La structure intitulée Muybridge I est une longue boîte rectangulaire noire. Elle est percée de 10 orifices à travers lesquels on découvre une photographie. L'intérieur de la boîte est segmenté en dix compartiments muni chacun d'un petit judas qui révèle l'image d'une femme nue. De vue en vue, la femme semble avancer, le premier œilleton dévoilant toute sa silhouette, et le dernier un gros plan sur son nombril.
L'importance de Muybridge dans les années 1960 faisait partie, selon les mots de Sol Lewitt, d'une "recherche d'une méthode d'organisation plus objective" en réaction à un art revendiquant la "sensibilité". Revenir à Muybridge était, paradoxalement, une manière de réinventer le modernisme en d'autres termes. Une œuvre d'art plaçant le spectateur à l'intérieur du dispositif, non plus ressentant à distance, mais manœuvrant à l'intérieur d'une mécanique en tant lui-même que pièce partie prenante pour dérouler une temporalité désaffectée.
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Vue dans l'exposition Eadweard Muybridge and Sol LeWitt à la galerie Craig F. Starr, NY, 2019 |
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Sol Lewitt, Modular Wall Structure |