mardi 27 septembre 2011

La cause extérieure

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J'ai toujours été intriguée par la charnière qui relie la chaise à la toile dans "Pilgrim" de Robert Rauschenberg. Pourquoi une charnière plutôt qu'une vis, du scratch, des boulons ou même rien. Celle-ci suggère immédiatement un mouvement dont elle serait l'axe. Pourtant dans cette position particulière de la toile contre le mur + la chaise contre la toile, visiblement rien ne peut bouger. Ou plutôt rien ne peut plus bouger. De nombreux coups de pinceau, larges et rapides donnent à la peinture une allure agitée. Mais la toile est maintenant calée entre la chaise et le mur. La place de la chaise par rapport à la toile est précisément indiquée par un trait de crayon au dessus de la charnière. On pourrait faire à Rauschenberg le reproche que Ben Nicholson faisait à Jean Hélion : que son bleu fait penser au ciel. La chaise à barreaux, en bois, impassible, est peinte; en trois zones qui évoquent trois époques distinctes car il s'agit de trois couleurs mais aussi de trois états : peinte, non peinte, mal peinte ou usée. Cette division en trois zones est reprise dans la toile à la limite haute du dossier. Si la chaise évoque un corps, c'est celui de quelqu'un qui a la peinture dans le dos. De toute manière il n'y a personne, visiblement cette chaise n'est pas là maintenant pour s'asseoir mais pour être regardée. Peut être pour donner une hauteur par rapport au sol. Tout le mouvement est donné par les éléments picturaux. Sont-ils ceux dépourvus de volonté que décrit Aby Warburg autour de la Vénus de Botticelli :

...le mouvement extérieur des éléments dépourvus de volonté, c'est-à-dire du vêtement et de la chevelure, que Politien lui présentait comme la caractéristique des oeuvres d'art antiques, était un signe extérieur commode : il pouvait être utilisé chaque fois qu'il s'agissait de donner l'illusion d'une vie plus intense, et Botticelli usait volontiers de ce procédé qui facilitait la représentation plastique d'êtres humains agités de passion, ou même seulement émus. (A. Warburg, Essais florentins, éditions Klincksieck)

Le plus petit mouvement de la charnière que nous imaginerons fera basculer le tableau dans l'espace réel. Produira même un écart (avec le mur) donc un nouvel espace. Voire un retournement ou une chute. La chaise le garde de ce geste fou en même temps que, par le truchement de la charnière, elle l'y destine. La chaise articulée ainsi est à la fois une adresse (vers le regardeur) et une destination (le réel).

Robert Cumming, Two Views of One Mishap of Minor Consequence, 1973.

Merce Cunningham dans Antic Meet, 1958

Robert Rauschenberg, Pilgrim, 1960

Sandro Botticelli, Naissance de Vénus, 1485


samedi 17 septembre 2011

Paysage de la fadeur

Ci-dessus, des photographies de :
Xavier Ribas 2004, Lewis Baltz 1979, Marie Zawieja 2010, Robert Smithson 1967
En réfléchissant à l'idée d'une image "détenue", évoquée avec Michel Métayer lors du dernier accrochage de Picturediting, je pense à la fadeur décrite par François Jullien.

Le peintre s'est même refusé à traiter différemment ce qui était à distance, comme on le fait d'ordinaie, en réduisant les détails ou en estompant le tracé ; proximité et lointains sont fondamentalement homogènes, ils se "réfléchissent l'un l'autre", selon l'expression consacrée et s'équivalent sous le regard. Celui-ci circule donc uniformément d'un bord à l'autre du rouleau, et seule la verticalité des fins branchages relie entre elles les deux rives, maintient à la surface ces divers plans. Aucun mouvements plus impulsif du pinceau ne vient troubler le calme qui se déploie de part en part, aucun trait ornemental, ou de simple agrément,ne vient relever la platitude de l'ensemble. En même temps, si décanté qu'il soit de toute opacité, si déchargé qu'il soit de toute pesanteur, un tel paysage n'en a pas moins sa consistance propre : les formes esquisées ont bien leur volume, le tachisme des points épars revêt le relief, d'un bout à l'autre, d'un peu de mousse, quelques traits sombres délimitent plus nettement, ici et là, la bordure des choses. Rien ne cherche à inciter ou à séduire, rien ne vise à fixer le regard ou forcer l'attention, et pourtant ce paysage existe pleinement comme un paysage. Les critiques chinois le caractérisent traditionnellement de ce mot : la "fadeur".
François Jullien, Eloge de la fadeur, éditions Philippe Picquier, 1991

Marie Zawieja 2010, Ni Zan 1372

jeudi 8 septembre 2011

Les professionnels

Marcel Broodthaers, La Soupe de Daguerre, 12 photographies en couleur, 1974
Peter Fischli et David Weiss, Die Magd (la Servante), photographie, 1984
Le 17 septembre 1839, un envoyé spécial du New York Star relate la fabriquation en public d'un daguerréotype :

Daguerre pris une plaque de cuivre argenté et en frotta légèrement la surface avec de petits tampons de coton enduits de poudre de pierre ponce et d'huile d'olive. Il enduisait ainsi toute la surface, et je remarquai qu'il frottait d'abord en rond puis régulièrement du haut en bas en mouvements parallèles.

Puis il lava la plaque dans un liquide composé d'une partie d'acide nitrique pour seize d'eau distillée. Il chauffa ensuite légèrement la plaque, tournée du côté du cuivre, à la flamme d'une lampe. Il la passa une seconde fois dans l'eau acidulée.

Ainsi préparée, la plaque pouvait être exposée aux vapeurs d'iode. On plongea alors la pièce dans l'obscurité. on fixa la plaque sur une tablette. Le tout fut glissé dans une boîte munie d'un couvercle. L'iode était placée au fond et passait au travers d'une mousseline tendue à mi-chemin sur un petit cadre. Les vapeurs d'iode en s'élevant étaient ainsi régulièrement réparties sur la surface argentée. Il s'y formait une couche d'iodure d'argent de couleur jaune cuivré (...)

Peter Kubelka

Les professionnels.
Les professionnels sont incurables. Ils ont leur vocabulaire, ils sont convaincus de leur vue scientifique des choses, ils emploient les produits chimiques et ils ne s'intéressent pas à l'art de la cuisine. (...) Une mayonnaise remuée à la main avec une cuillère en bois produit une qualité qui est différente d'une mayonnaise remuée par une machine. Le feu de bois produit un autre rôti que le feu du gaz ou l'électricité. Ce n'est pas du tout magique. Il y a la température et il y a la chaleur. La température peut être la même, mais c'est la source de chaleur qui détemine l'effet sur la viande. Je ne suis pas un traditionaliste, mais je veux souligner les différences des procédés, et je lutte contre l'abandon de la cuisine personnelle en faveur de la cuisine industrialisée. (...) Et j'ai une maxime, je dis : une société qui ne cuisine plus perd le sens commun, parce que cuisiner est une activité exerçant toutes les facultés qui le constituent. Comme le développement de la cuisine a été la source des processus intellectuels, si on cesse de l'exercer, cela aura des conséquences néfastes. Prenons le sport. Les grecs ont compris que le corps humain ne supporte pas une inactivité totale, qui était déjà à la portée de ceux qui avaient un peu d'argent. Alors, pour conserver la santé, ils ont fait une abstraction des mouvement que, plus tôt, tout le monde devait faire chaque jour, courir, sauter, lutter. Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole a très bien analysé cette relation du geste avec la pensée. Peut-être qu'on pourra conserver la cuisine comme sport de la main. Le meilleur exercice pour l'esprit c'est la cuisine.
Peter Kubelka, 15 juillet 1998, Paris, in Les Cahiers du mnam n°65

Les films de Peter Kubelka, entre 1955 et 1977, ont marqué l’histoire du cinéma, en posant et en repoussant ses limites. Ses "films métriques" (Adebar, Schwechater, Arnulf Rainer), ainsi que ses "films métaphoriques" (Mosaik in Vertrauen, Unsere Afrikareise, Pause!), procèdent d’une analyse rigoureuse sur le cinéma, et constituent des expériences filmiques uniques. Artiste et théoricien de cinéma, tout au long de sa carrière il aura investi diverses disciplines, de l’architecture à la littérature, de la musique à la peinture et à la cuisine. Il a co-fondé en 1964, le Oesterrichesches Filmmuseum à Vienne. Son ensemble Spatium Musicum joue un répertoire appartenant à un spectre chronologique très large, du chant grégorien à la musique dodécaphonique. Professeur en Cinéma et Cuisine à l’école des Beaux Arts de Francfort, il enseigne la cuisine en tant que forme artistique.

Peter Kubelka, Arnulf Rainer, 1958-1960 / 16 mm or 35 mm / 6' 30


Man Ray, Retour à la raison, 1923, 35 mm, nb, silencieux, 2 mn.


Je me procurai un rouleau de pellicule d'une trentaine de mètres, m'installai dans ma chambre noire, où je coupai la pellicule en petites bandes que j'épinglai sur ma table de travail. Je soupoudrai quelques bandes de sel et de poivre, comme un cuisinier prépare son rôti. Sur les autres bandes je jetai, au hasard, des épingles et des punaises. Je les exposai ensuite à la lumière blanche pendant une ou deux secondes, comme je l'avais fait pour les rayogrammes inanimés. Puis j'enlevai avec précaution le film de la table, débarrassai les débris et développai le film dans mes cuves. Le lendemain matin, j'examinai mon ouvrage qui, entre-temps, avait séché. Le sel, les épingles et les punaises étaient parfaitement reproduis, en blanc sur fond noir comme les clichés de rayons x. Mais les différentes images n'étaient pas séparées comme dans un film ordinaire. Ce que cela donnerait sur l'écran? Je n'en avais aucune idée. 
Man Ray, 1964


lundi 29 août 2011

Les dormeurs

If anybody

is sleepy

,

let him go to sleep

.

John Cage, Lecture on Nothing, 1950

...on trouva d'intrépides amateurs qui eurent assez de courage pour s'exposer, les yeux ouverts, à la lumière solaire,tout en gardant une indispensable immobilité, pendant la durée de l'insolation de la plaque. Mais si de temps à autre on obtenait une image assez satisfaisante, dans la plupart des cas, au lieu de portraits, on retrouvait sur le miroir métallique des figures grimaçantes avec les muscles de la face contractés, des yeux sans paupières ou indiqués par une touche incertaine, forcés qu'étaient les patients de les fermer à de fréquents intervalles, pour les soustraire à la douleur que leur causait le soleil.

Des nouveaux procédés de la photographie, l'Artiste, 1841 in La photographie en France, André Rouillé, éditions Macula, 1989

Les dormeurs :

William Henry Fox Talbot, Nicolaas Henneman endormi, 1844

Hippolyte Bayard en noyé, 1840

Rodney Graham, Halcion Sleep, vidéo, 26mn, 1994

Sophie Calle, Les Dormeurs, 1979.

Andy Warhol, Sleep, film 5h, 1963

Sada Tangara, Big Sleep, 2000

Weegee, Heatspell, 1938

Nils Klinger, die Schlafenden, 2004

Chris Marker, La Jetée, 1962

Alfred Hitchcock, Psycho, 1960

samedi 27 août 2011

Un personnage quantique

"C"est presque comme un personnage quantique. Quand on essaie de l'attraper, il est déjà ailleurs." Paulo Branco

lundi 22 août 2011

L'origine

Mathieu Provansal - éditions P - 2011 / Brassaï - 1943

C'est l'image qui est faite aujourd'hui qui en appelle une autre plus ancienne. C'est elle, l'image d'aujourd'hui qui est l'image d'origine (le nouvel original?). Ainsi le passé succède toujours au présent et chaque image tire son lot. Chaque lecteur devient alors son propre historien.

Le retour des images à travers des expériences si différentes dessine un impensé (non pas une généalogie) qui dénature, au plein sens du terme, la compréhension trop immédiate de l'image actuelle.

voir aussi

William Henry Fox Talbot, Planche xxiv, Pencil of Nature, 1944-1946 / Guillaume Lapèze, 2010

Chacune des 24 planches de Pencil of Nature, édité en 6 fasciles entre 1844 et 1846, est accompagné d'un court texte donnant quelques explications d'ordre général sur ce nouvel art qu'est la photographie.

Planche XXIV - Corbeille de fruits

Le nombre de copies que l'on peut tirer à partir d'une simple image photographique originale semble quasiment illimité, pourvu qu'on retire de l'image la totalité du iodure avant de la copier. Si jamais il en restait la moindre trace, l'image ne résisterait pas à de nouvelles copies et disparaîtrait progressivement. Cette disparition est un effet chimique résultant de l'action conjuguée de la lumière du soleil et d'une infime parcelle de iodure. Alors que séparément ils n'ont aucune action, ils peuvent ensemble décomposer l'oxyde d'argent pour former à partir de lui un iodure incolore. Sachant cela, on peut obtenir un grand nombre de copies successives, aussi longtemps qu'on conserve avec soin l'image originale. Mais comme il est constitué uniquement de papier, cet original reste exposé à toute sorte d'accidents ; et si d'aventure il était déchiré ou abîmé, on ne pourrait bien sûr plus en faire aucune copie. La malchance a voulu que deux de nos premières planches soient endommagées de la sorte après de nombreuses copies. Pour les remplacer, on a dû reprendre la chambre noire et faire de nouvelles images à partir des sujets d'origine, ce qui permit de refaire des copies. Cependant, ce n'était plus la même lumière, la même ombre, la même heure du jour, etc., que la première fois, et l'on obtint en recommançant l'expérience un résultat d'aussi bonne qualité mais légèrement différent. Ces remarques expliquent aisément les différences qui se peuvent constater.

William Henry Fox Talbot, Pencil of Nature, 1844-1846

Le livre de Mathieu Provansal aux éditions P

Le site de Guillaume Lapèze

jeudi 4 août 2011

Picturediting#3, à l'imprimerie

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Journée de travail à l'imprimerie Delort à Toulouse : c'est la fabrication du troisième numéro du journal Picturediting, édité par l'Ecole des Beaux-Arts.


Un « extérieur », pas un atelier circonscript, entendez-le donc aussi au sens architectural, comme un balcon, une terrasse, cette partie de l’architecture, de la maison, qui est entre dedans et dehors mais qui a ceci de particulier que l’on s’y rend en venant de l’intérieur. Voyez-le peut-être, pour ne pas quitter l’architecture, comme le perron, sur lequel on sort, mais qui est néamoins accessible des deux côtés.

Métaphorique, cet « extérieur » est le point où toute chose s’ouvre vers une autre : (ici) le fichier informatique vers l’encre d’imprimerie...

extrait de la conférence "contrat maint" à Caen le 29 avril 2011, P Poyet et F. Goria


Toutes les photos de la journée chez l'imprimeur sont : ici.


mercredi 27 juillet 2011

Sculpteur d'Histoire(s)

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Pascal Convert - La Madone de Benthala - 2001-2002;

Photographies de Hocine Zaourar.

Pascal Convert a travaillé à partir de trois photographies, qui, au delà des fait tragiques dont elles témoignent, ont démontré une capacité à faire entendre une cause en résonnant avec d'autres images appartenant elles, non au reportage mais à l'histoire de l'art.

Son travail a deux faces :

1-Les documents qu'il rassemble avec des théoriciens, avec les auteurs des images..., documents qui précisent le contexte de fabrication, de diffusion, de réception de ces photographies, documents qui écrivent l'histoire des photographies. Circulation des idées, des faits, des personnes, des images, d'une part. Circulation impliquant des changement de contextes, des déplacements physiques et intellectuels. Travail d'arpenteur.

2-Les bas-reliefs en cire qu'il a réalisés en collaboration avec deux sculpteurs du Musée Grévin. En passant de l'image au bloc, en faisant transiter l'image par des figures de terre, il y assigne une place aux corps.Traversée définitive d'autre part, par la restitution sculpturale du moment précis où l'image traverse le mur. Trouée. Ou apparition, pur fait du voyeur (viewer) capable, mental, d'inverser le creux d'une forme encore prise dans son moule pour la faire basculer, facile, dans la réalité tangible.

"Je crois que ce qui m’a porté vers ces images-là, c’est leur profonde humanité, tout simplement. Et c’était cette évidence-là que je cherchais dans les images, j’aime la peinture, la sculpture, non pas comme savoir ou comme connaissance, j’aime pour le sentiment, pour l’humanité qu’elles ont. Quand je rentre dans un musée, que je vois un Titien, un Vélasquez ou un Caravage, je les vois comme des amis. Je ne les vois pas comme des objets, je les vois comme des amis qui me racontent des histoires. Ces photographies me racontaient des histoires. Et elles sont devenues des amies, et les gens qui les ont faites sont devenus mes amis..." Pascal Convert

Le film sur la Madone de Benthala (en quatre parties)

La Madone de Benthala dans la presse

La fabrication de la sculpture

Le site de Pascal Convert : à explorer

Pascal Convert, “Pieta du Kosovo“, Cire, résine et cuivre, 224 x 278 x 40 cm.

Jean Marais dans Orphée de Jean Cocteau, 1950.

jeudi 21 juillet 2011

Il me plaît

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Pater, le dernier film d'Alain Cavalier, est un étonnant objet de cinéma qui se joue de toutes les dualités, père et fils, jeu et réalité, art et vie, président et garde du corps, cuisine et bureau, documentaire et fiction, filmeur et filmé, personnage et personne, acteur et spectateur, passé et présent, vrai et faux, répétitions et improvisations, quartier et quartier général, le boulanger et le basketteur. Si on les énumère c'est pour contenir la jubilation qui nous a gagné lors de la projection. Tant de grâce.

Pater est une économie. Les choses y ont un prix. C'est sans doute parce qu'elles ont un prix et qu'il est énoncé, qu'elles sont à l'écran, comme une sorte de lest malicieux à tout ce qui, impondérable, crée et lie des situations libres, audacieuses et amicales glissant nature d'un registre à un autre.

Si la fiction est dans le film et le film qui se fait, dans la vie de ceux qui le font alors, la fiction peut passer dans la vie et vice versa.

"Si c'est un film, c'est que c'est vrai." dit Vincent Lindon.

Voici la note d'intention écrite par Alain Cavalier en lieu et place de scénario :

Pater
1

Dieu le père, d'abord. / Enseigné au pensionnat religieux. / Par des prêtres que j'appelais : "Mon père".

Mon père biologique. / Dans mon adolescence, / Je le regarde exercer son pouvoir / Sur sa femme, sur mon frère et moi, /Sur ceux qui travaillent à ses ordres.

Mon père est Directeur des finances de la Tunisie / Sous le Protectorat français. / De Gaulle a quitté le pouvoir et voyage. / - Alors que faites-vous ici ? demande-t-il à mon père. / - Mon général, nous faisons tout pour garder ce pays à la France / - Et bien, vous avez tort.

Quatre ans après, ce pays accède à l'indépendance.

Pater
 2


Je commence à faire des films. / L'affrontement des clans irréconciliables. / L'argent lourd. / Le matériel encombrant.
 La force des comédiens aimés du public. / J'analyse. Je ruse, je cherche. J'essaye ; / L'invention de la caméra vidéo fissure les pouvoirs, / Je me sens plus libre, / Grâce à la présence de mon producteur Michel Seydoux.

Mon père meurt. / Sans une vraie réconciliation entre nous deux. / Je l'ai entendu plusieurs fois crier : / - J'aurais pu être Président de la République !

J'ai respecté son courage d'aveugle, de paralysé. / Aujourd'hui, je vois bien dans les miroirs / Que je deviens son clone à toute vitesse. / Ai-je comprimé tout ce qu'il a déposé en moi / A cause du jugement que je portais sur lui ?

Pater
 3


Je rencontre un homme que j'estime.
 / Vincent Lindon, comédien.
 / Il m'attire.
 / Mais je ne veux pas reprendre mon ancien métier de directeur d'acteurs.
 / Je ne filme que des personnes et plus des personnages. / Nous parlons dans des bars d'hôtel.
 / Nous aimons ces lieux de passage.
 / Un après-midi, en buvant un verre de Bordeaux,
 / Je le contemple avec plaisir.
 / J'ai une certitude : c'est mon fils.
 / Je suis son père. / 
J'accepte mon père et moi, enfin réunis.
 / Quelques minutes de bonheur.

Pater 
4


Je déterre un vieux projet qui me poursuit. / Le récit de l'enfant prodigue dans les Evangiles.
 / Un père a deux fils qui travaillent avec lui.
 / Las de son autorité, avide de liberté,
 / Le cadet demande sa part d'héritage.
 / Il court le monde.
 / Il claque tout. / 
Il revient, se met à genoux devant le père, demande pardon, / 
Le père ordonne une fête pour célébrer ce retour. / 
Le fils aîné se met en colère.
 / - J'ai travaillé dur et tu dépenses de l'argent pour ce vaurien ! / 
Le père dit - Il était parti. Il est revenu.

Pater 
5


Je vais voir Vincent Lindon à Calais. / Il y tourne un film. / 
Il est maître-nageur.
 / Il entraîne un jeune immigré clandestin entre la France et l'Angleterre.
 / Nous calons un accord : / 
faire un film ensemble.
 / Un film autour de nous deux : lui, comédien, moi, filmeur.
 / Ca pourra durer un an. / 
Nous tournerons à ses jours de libres.
 / Dans sa chambre d'hôtel, nous nous filmons
 / chacun avec ma caméra,
 / affirmant notre pacte.
 / C'est ce que nous faisons ensemble de plus important
 / depuis que nous nous connaissons.
 / Je ne lui parle même pas de l'enfant prodigue. / 
Je sais seulement que cette histoire
ne sera pas celle du film / 
Mais que le film baignera en elle.

Pater 
6


J'ai toujours été un grand amateur
de récits autobiographiques.
 / Surtout écrits par ceux qui nous gouvernent. / 
Et cela depuis La Guerre des Gaules de Jules César / 
que je traduisais au collège.
 / Je préfère encore plus / 
Les comptes-rendus de leurs collaborateurs
 / qui les ont observés.
 / Je partage avec Vincent la joie devant un détail
 / qu'aucune n'aurait pu saisir dans la vie / 
car il s'agit de l'intimité invisible et libre du pouvoir. / 
Je partage avec lui aussi
 / ce goût du geste juste, particulier, qui tue le cliché.
 / Au fil des mois, Vincent ne va-t-il pas se lasser ? / 
Je ne propose encore rien de précis. / 
Je me contente de conversations.
 / Sans perspectives cinématographiques.
 / C'est à ce moment que le fantôme de mon père / 
me prend la main et m'entraîne
 / Là où je dois aller avec Vincent.

Pater
 7


Au bar de l'hôtel Meurice, rue de Rivoli,
 / je propose à Vincent une structure pour notre film : / 
nous nous filmons tous les deux
 / dans notre vie courante.
 / Et sous l'oeil du spectateur, / 
Nous nous transformons régulièrement
 / et selon les circonstances
 / en personnages de fiction
 / avant de revenir à nos affaires du jour.

La fiction est la suivante :
 / Cavalier est Président de la République / 
Il est usé par un combat sans fin / pour satisfaire sa passion du pouvoir / 
et son obsession de réduire les inégalités.
 / Il propose à Lindon d'être son Premier Ministre.
 / Quelques réformes aboutissent.
 / Quelques batailles se gagnent. / 
L'énergie du Président décline. / 
L'étoile du Premier Ministre grandit.
 / On le pousse à se présenter aux présidentielles.
 / Il hésite... il cède. Il pose sa candidature.
 / Remonté par la trahison de son "fils",
 / Le Président part à l'assaut d'un deuxième mandat.
 / Il est battu.
 / Le Premier Ministre prend sa place. / 
Leurs femmes sont ravies.
 / Sauf le fils du Premier Ministre.

Pater
 8


Toujours dans la fiction,
 / après le scrutin,
 /l'ex-président passe son temps libre
 / à visiter son vieux père. / 
Ils profitent l'un de l'autre.
 / Le père dit à son fils une phrase / 
Que le père de Cavalier a réellement prononcée :
 / - Je me suis réconcilié avec Dieu. / 
- Et avec toi-même, lui répond Cavalier-Président.

Cette séquence sera mise en chantier en fin de tournage / 
Dans quel état d'esprit serons-nous à ce moment,
 / Vincent et moi ?
 / Tout est imprévisible. Tout est possible. / 
Même que Cavalier joue son propre père.
 / Même que Lindon soit Cavalier en fils...

Pater 
9


Pour le film,
 / Les emprunts sont faits / 
à un grand nombre de politiques
 / de tous les temps.
 / Il n'y a aucun modèle précis.
 / Aucune représentation du pouvoir / comme au journal télévisé / 
comme dans les documentaires
 / comme dans les films et téléfilms.
 / Seulement deux être humains,
 / Lindon et Cavalier
 / Qui "imaginent" la volonté de puissance
 / et la proposent à un troisième :
 / le spectateur.
 / Ensemble, nous pouvons jouer au grand jeu
 / violent et drôle
 / d'avoir un double compensatoire, / 
vénérable
 / et piétinable, / puis de revenir à nous-mêmes,
 / peut-être plus informés de notre véritable nature.

Pater 
10


Ce film n'a pas de but politique apparent. / 
Il sous-entend que nous sommes
 / autant une communauté de terriens
 / que les enfants de notre village.
 / C'est vivre plus grand et plus difficile.
 / Ce film est au plus près
 / de Vincent Lindon et d'Alain Cavalier.
 / Sa vitalité à lui,
 / sa curiosité, / 
son humour.
 / Mon passé à moi,
mon ironie devant l'avenir,
 / ma confiance dans le cinéma.
 / Demandons à Dieu, uniquement celui de la bonté,
 / Que tout cela soit réuni dans notre ouvrage.

Alain Cavalier, 2010.