mercredi 9 mai 2018

"Manifestation !"

Öyvind Fahlström, Mao-Hope March, 1966, film 16mm, 4.5 mn

Le film Mao-Hope March montre la marche organisée le 1er septembre 1966 par Öyvind Falhström : sept personnes ont défilé sur la Cinquième Avenue à New York en brandissant des pancartes. Six d'entre elles affichent la tête de l'humoriste américain Bob Hope et une celle de Mao Tse Toung. Ils se ressemblent étrangement. Bob Fass, l'interviewer est un personnage de la radio bien connu, il enregistre les réponses des gens à la question : «Êtes-vous heureux ?». Dans la déclaration d'indépendance américaine de 1776, la recherche du bonheur fait partie des droits inaliénables. La relation entre les deux images est subtilement subversive : deux versions du bonheur ? Bonheur ou plaisir ? Asservissement ou émancipation ? Performance à la croisée du Living Theatre, de l'œuvre de John Cage et de la culture populaire. L'art est-il un outil de propagande ? Les personnalités politiques sont-elles interchangeables avec celles du showbiz ? 

Louise Truc, badge "Pénélope", installation Votez Pénélope, 2018
Manifestation le 1er mai 2018 à Toulouse.
Scènes de rue et revers de veste.

Jordi Colomer, L'Avenir, installation vidéo et maquette, 2011

Jordi Colomer revisite l'utopie de la « ville idéale » dans une série de vidéos mettant en scène un groupe hétérogène qui tente de construire une maquette du phalanstère de Fourier dans un univers désertique.
Ils sont une dizaine à courir dans le sable, portant un large calicot sur lequel on peut lire ce simple mot : L'avenir. Ils courent à petites foulées, sans forcer. Ils se sourient, s'entraident, s'encouragent mutuellement. Il émane de ce groupe une sorte de sérénité, comme si aucun ne doutait que cet avenir vers lequel ils trottinent ne peut être que radieux.
Plus tard, on voit le groupe transporter la maquette du phalanstère dans le même désert de sable. « Ils avancent au milieu de rien, portant les différents éléments, cherchant un lieu pour fonder quelque chose. Porter cette maquette, c'est rendre le projet possible. Ces gens qui marchent dans le sable, c'est un peu l'idée des pionniers qui arrivent les premiers quelque part pour créer une ville. »
L'utopie de Fourier a été pensée dans un monde idéal. Une fois mise en images, elle prend une autre couleur. « Toute réalité est enracinée quelque part, dans quelque chose. Dans une des trois vidéos, le groupe prépare un repas : inévitablement, il y a du riz, du poisson, de la paella. C'est la nourriture locale. »
« Je crée des situations avec des gens qui ne sont pas forcément des acteurs et j'essaie de suivre leurs actes. Il s'agit d'amis, de gens rencontrés sur place. Nous avons tourné au sud de Barcelone et c'est là que le groupe s'est constitué. Ici, ils essaient vraiment de construire leur phalanstère. Ils sont complètement dedans, ils se prennent au jeu. La difficulté de construire un lieu possible apparaît littéralement à l'écran. »


Mircea Cantor, The Landscape is Changing, 2003, film couleur 22mn

Dans la vidéo The Landscape is Changing, Mircea Cantor montre une manifestation. Une trentaine de personnes évoluent silencieusement dans les rues de Tirana en Albanie, accompagnées de temps à autre par la police. En guise de banderoles, elles brandissent des miroirs. Pas de slogans, mais des miroirs déformants où la ville vient se distordre et se multiplier devenant abstraite et instable. Une action que Cantor qualifie de type «micropolitiques».

vendredi 27 avril 2018

Quelque chose noir

Alix Cléo Roubaud, Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration,  Saint Felix, 1980 (prise de vue) ; Paris, 1981 (tirage), épreuve argentique
...
Tiré épreuve des cyprès de St Felix.Prise la nuit avec ouverture de 10-15 minutes.Légère oscillation de bas en haut de l'appareil due sans doute à ma respiration.quinze minutes la nuit au rythme de la respiration       faire la tour Eiffel ainsi… envie de boire et boire comme à peu près toujours.que faire.

Alix Cléo Roubaud, Journal, 20.XI.80


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Art de la vue

La netteté, la décision extrême de l'intention visuelle

Sans aucun doute cette absence d'hésitation est liée à l'ubiquité photographique, qui fragmente chaque mouvement en une séquence de gels

Mais du froid de l'immobilité acquise dans le sel la chaleur du corps solarisé s'évapore comme la sueur brumeuse au dessus des chevaux dans l'hiver new-yorkais de Stieglitz

D'un côté le littéral, l'absolutisme maniériste, les rayons lumineux conduits, forcés comme, à l'écrire

De l'autre, sur fond minimal géométrique (donné) le geste de tenir l'appareil sur la poitrine (contre le cœur, les seins) la pose nocturne interminable, aux seules étoiles, "quinze minutes la nuit au rythme de la respiration"

Image avalée par le souffle

Il n'y a pas la moindre peur dans ces regards

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, 1986


"J'ai un vieux Kodak, il est posé à côté de mon lit. La nuit, quand j'entends un son, tac, j'appuie sur le déclic. Ça fait des photos toutes noires."
 

Robert Pinget, Mahu ou le matériau, 1956

(Je remercie Hervé Laurent de m'avoir offert, il y a bientôt trente ans, ces photos-sons de Pinget et ce temps, qu'il a appelé le "temps du bruit", qui n'a cessé depuis de m'occuper.)

Françoise Goria, Glacis n°214R3120, 9 photos argentiques sur papier baryté montées sur aluminium, 150 X 150 cm

dimanche 1 avril 2018

Photo fraîche

Rozenn Veauvy, 2014
Rozenn Veauvy photographie la table de prise de vue vide au studio photo. Elle en réalise le tirage en grand format qu'elle installe au mur. Le tirage prend la forme arrondie de la table photographiée. Puis elle fixe un poisson sur le tirage. J'allais dire "un poisson vivant". Mais non. Le poisson date de quelques jours, il a été congelé et maintenant lentement, pendant toute la durée de l'exposition, il dégèle, il coule, il sent.

La photo est le contexte du poisson et de tout ce qui se passe, plus ou moins visible, dans un corps qui se délite. Comme un poisson dans l'eau ! Comme un poisson dans l'image ! Quelle aisance ! Oui mais une aisance contrariée : à l'arrêt, fixe.

Ici, c'est le spectateur, qui fait l'eau. (reflets)

Un poisson vivant n'est jamais visible "à l'air libre" sinon dans les convulsions horribles que nous observons dans les bacs de certains poissonniers. La photo comme "bac tranquille" est un contenant. Le poisson y est allongé à la vue de tous, pendant un certain temps il restera fidèle à son image. Photo fraîche !

 


mardi 27 mars 2018

Un signe ou un outil ?

Jean-Luc Moulène, Faux Fénautrigues, 2012
Je vois d'abord une scène : donc un corps
au centre un signe : écriture. 
Ce signe au sol est un outil, prolongement oui d'un corps. 
Je pose mes mains sur les poignées à terre (elles brillent), 
je me redresse, maintenant je le tiens.

J'imagine, que le photographe a disposé 

sciemment l'outil face à lui pour faire signe, avant 
de monter prendre du recul 
à la fenêtre surplombante.

Ce signe sert à couper 

il est aiguisé et dangereux 
métal et bec.

Tout autour les fleurs 

en pot : disposées et soignées, 
pimpantes 
pour un temps ! Quel temps ?

Porte, chemin de pierres, escaliers, 

tout pour partir, 
hors cadre.

Sur le bitume même où
la faux-signe fait fond,
des touffes d'herbe disparates :
Insolentes va !



Pour connaître Fénautrigues (trois chemins, au ruisseau, vers le haut, en bas) : ici, , et encore
 

samedi 17 mars 2018

Une nouvelle pauvreté

Gordon Matta Clark, Window Blow Out, 1976
Joseph Kosuth, Clear, Square, Glass, Lean, 1965
Le verre, ce n'est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n'a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n'ont pas d'"aura". Le verre, d'une manière générale, est l'ennemi du mystère. Il est aussi l'ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque. Si des gens comme Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait-ce parce qu'ils sont les apôtres d'une nouvelle pauvreté ?
Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, 1933

Pour l'exposition "Idea as Model" à l'Institut d'Architecture et d'Etudes Urbaines de New York en 1976, Matta Clark a créé Window Blow Out. L'exposition regroupait le travail de plusieurs architectes dont Richard Meier et Michael Graves, présentant des maquettes d'architecture élaborées. Se référant à ces deux architectes, Matta Clark qui avait étudié l'architecture à la Cornell University, déclara : « Ce sont les gars avec qui j'ai étudié à Cornell, ce sont mes professeurs. Je déteste ce qu'ils représentent. » La nuit précédant l'ouverture, Gordon Matta Clark a abandonné son idée initiale de découpe dans l'espace. Au lieu de cela, il emprunta un pistolet à air à Dennis Oppenheim, souffla toutes les fenêtres du hall d'exposition et remplaça chacune par une photo montrant un projet de logements récents dans le South Bronx, dont les fenêtres avaient été brisées par les habitants. L'acte était très agressif et violent. Pour Peter Eisenman, alors directeur de l'institut, cette action remémorait la "Nuit de cristal" en Allemagne. Les fenêtres ont toutes été remplacées la nuit avant l'ouverture de l'exposition.


Ugo Mulas, Verifications, 1969-1972
Ugo Mulas, Verifications, 1969-1972
En 1970 je me suis mis à faire des photographies ayant pour thème la photographie elle-même : analyse, en quelque sorte, de l'opération dans le but d'en identifier les éléments constitutifs et leur valeur en soi. (...) J'ai voulu comprendre le métier que je pratiquais, en analyser les phases successives, démonter chacune de ses étapes comme on démonte une machine pour mieux connaître son fonctionnement.
Ugo Mulas

Quand on rend le spectateur conscient du verre, de la pluie sur ce verre, de l'obstruction d'une partie de son point de vue, on dévoile le morceau de verre original, c'est-à-dire l'objectif, cette chose qu'on est sensé faire semblant d'ignorer. Ce qui désigne le fait de regarder comme un acte et un choix qui sépare le sujet de l'objet. 

Todd Haynes, Cahier du Cinéma n°718, 2016

dimanche 11 mars 2018

Hommes portant

Boris Lehman et la galerie du cartable
Irving Penn, Vitrier, 1950 - Lewis W. Hine, New York, 1912
L'homme portant c'est Boris Lehman. L'homme à la caméra puis l'homme aux bobines puis son film "Homme portant" lui-même transporté par David Legrand au fil des déambulations de la galerie du cartable. 

Deux atlas modernes. Non plus cloués sous le poids comme le titan mythologique mais errants, inlassables, parcourant la ville. 
L'un chargé de toute une boule de "matière naufragée" opaque, l'autre lesté de plaques de verre, transparentes, captant furtivement les lumières et les reflets. 
L'un chargé de toute une pile de "matière naufragée" opaque, l'autre endossant l'écran, lueur tanguant et traversant les espaces obscurs. 

Oscar Schlemmer dirait de l'un qu'il est une marionnette et de l'autre une architecture en mouvement.

Tous devenus en partie nymphes ? Nymphes déplaçant les images ! Tantôt les images-matière tantôt les images-lumière.


Willy Ronis, Vitrier rue Savart, 1947 - Vitrier, 1950
Maintes fois Willy Ronis m'a parlé de la rue Laurence Savart, l'une de ses favorites dans le secteur de Belleville-Ménilmontant. Il m'a raconté comment, un petit matin de 1947, il avait failli "louper" sa célèbre photo de cette rue. En passant dans la rue du Retrait, un bref éclat de lumière attira son attention, c'était le vitrier qui remontait la rue Laurence Savart. Sans ce "flash" produit par les vitres de l'artisan, "j'aurais vraisemblablement continué tout droit mon chemin" me disait-il.

Détours 
par la "Tête collective" de Lygia Clark, 
par la marche de Kim Jones sur Wilshire boulevard 
par un rapt ou un ravissement de jacques Villéglé 
par Apollon assoupi dans un tableau de Lorenzo Lotto 
ou par un château de cartes de Gerhard Richter
 
Kim Jones, Lygia Clark et Jacques Villeglé
Lorenzo Lotto et Gerhard Richter

dimanche 18 février 2018

Picturediting#6 - 2017 - In the Black cube

Julie Branque, Photo à la peinture phosporescente, 2017
Participants : Noanne Adam, Cristelle Aguilo, Julie Branque, Aurore Clavier, Ilyess El Habchi, Naomi Henry, Clara Jude, Adrien Julliard, Cloé Labourdique, Marion Lefeuvre, Maeghan Leigh Mourier, Antonine Muscat, Paul Ricci, Kaelis Robert, Pauline Sarrazy, Nina Vial Mouillet.
Adrien Julliard, Clara Jude, Maeghan Leigh Mourier
La "Salle noire" est la salle de cinéma. En 1894 W.K.L. Dickson construisit la "Black Maria". Le lieu d'exposition peut être, lui, un "White cube". Les murs comme l'écran sont blancs. Le white cube éteint devient une salle obscure. Faisons des objets photographiques situés entre l'installation artistique et la projection de cinéma. Eteignons le white cube, orientons-nous dans la salle obscure. Nos photos sont devenues des objets théoriques, des questions sans réponses mais pas sans formes qui expérimentent des modes de présence et de désorganisation dans les espaces-lisières.

Chaque proposition ici, ce 18 décembre 2017, tient compte de l'absence de lumière à priori et donc de la démultiplication aléatoire des sources lumineuses. Pas de source de lumière extérieure aux pièces elles-mêmes.


Toutes les photos de la journée sont : ici


Plusieurs correspondances entre les savants anglais contiennent l'adjectif photographic au début de février 1839. C'est en Allemagne qu'on trouve le 25 février, le premier emploi du mot Photographie, dû à l'astronome Johann Mädler, qui définit alors le terme comme Lichtzeichenkunst (art du dessin à la lumière) ; cet emploi restera longtemps minoritaire dans l'usage allemand courant, où les images photographiques seront appelées Lichtbilder. C'est en Angleterre, dans la communication de Herschel du 14 mars, intitulée "On the Art of Photography...", qu'apparaît publiquement pour la première fois la série photography, photograph, photographic. Herschel avait employé plus tôt photography dans ses notes, et inscrit le participe passé photographed sur deux négatifs le 17 février. Il fut en correspondance suivie avec Mädler. Aussi Herschel - qui proposa un peu plus tard, sans doute sur le modèle électrique, l'opposition positive/negative - a-t-il souvent été identifié comme l'inventeur du vocabulaire moderne. 

(…) Quant au modèle morphologique [auquel se rapporte le mot : photographie], le premier élément désigne ici un instrument, le second un procès. Ce schéma était déjà responsable, avant 1839, d'une série "technologique" fort ancienne, en anglais comme en français : typographie (1557), lithographie (1803), télégraphie (1803) … C'est dans cette série que s'intégrera le terme photographie en 1839. 

L'établissement de ce vocabulaire en 1839 procède d'une invention néologique de caractère savant, d'origine anglo-allemande, et de portée internationale. Il faut donc considérer que l'adoption de ce vocabulaire en français constitue un emprunt à l'anglais. 

François Brunet, La Naissance de l'idée de photographie, puf, 2012

Pauline Sarrazy dans l'installation de Nina Vial Mouillet

mercredi 14 février 2018

Black box et white cube

Brion Gysin, Dream Machine, 1962
Mac Adams, Parallel Lives, 1998
Jeff Wall, vue de l'exposition au musée Reina Sophia, Madrid, 1994
On a donc affaire ici à une "black box". Le codage des images techniques a lieu à l'intérieur de cette black box ; (…) nous pouvons dire certaines choses sur ces images. Par exemple, qu'elles ne sont pas des fenêtres, mais des images, c'est-à-dire des surfaces qui traduisent tout en état de choses ; que, comme toutes les images, elles agissent de façon magique ; et qu'elles incitent leurs destinataires à projeter cette magie non déchiffrée sur le monde du dehors. La fascination magique qu'exercent les images techniques peut s'observer partout : partout peut s'observer comment elles chargent la vie de magie, comment nous-mêmes vivons, connaissons, évaluons et agissons en fonction de ces images. Dès lors, il est essentiel de se demander à quelle sorte de magie nous avons ici affaire.  

Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Circé, 1996

Marcel Duchamp, salle centrale de l’Expositioninternationale du surréalisme, Paris, 1938
Nous étions dans un café situé en face de chez Panamarenko et pensions qu'il fallait trouver un nom à cet espace. Bernd a proposé une allitération, comme Coca-Cola, quelque chose de facile à retenir. (…) On a dit Space. C'était très bien parce qu'au même moment Gagarine était dans l'espace. L'espace était quelque chose de mystérieux, un élément qui était depuis peu dans la conscience des gens. Puis on a pensé à blanc parce que tout devait être blanc comme dans les ateliers de certains artistes. J'avais vu les premiers murs blancs chez Jef Verheyen ; Guy Mees avait peint toute sa maison en blanc, y compris le sol. Tout ce blanc venait je pense, en Belgique, du groupe Zero.

A la même époque, les murs des galeries de Bruxelles étaient recouverts de toile. Le blanc était considéré comme quelque chose de très pauvre, on l'utilisait pour peindre les étables, les fermes. On a pensé à White Space, puis j'ai trouvé l'allitération Wide White, quoique ce n'était pas grand du tout. Je voyais plutôt cet espace comme un espace mental.

Anny De Decker évoque l'ouverture de la galerie Wide White Space à Bruxelles (1966-1977)



mardi 6 février 2018

La main nécessaire (9)

Andres Serrano, Sohra Hura
Adam Jeppesen
Tout cela est offert pour ainsi dire dans le creux de la main. 
Sans avoir l'air d'y toucher. 
Francis Ponge

La main sentir
dessaisie,
encre, lumière, bleu.
Des cailloux !


Andres Serrano, The Morgue, Knifed to Death I, Cibachrome, 1992 
Sohrab Hura, Life is Elsewhere, 2010 
Adam Jeppesen, Work 65 version I, The Pond, 2017, cyanotype sur toile

Françoise Goria, Rhyparographie II, 2017

dimanche 4 février 2018

Les orpailleurs

Sergei Eisenstein, Max Bill
Josef Albers  
Le type du tableau-rouleau est intéressant et démonstratif en ce sens que l'écho multiple et la redistribution des motifs y sont clairement perceptibles, du fait même qu'il est étiré en longueur, et qu'il est facile de suivre la ligne de chaque élément à travers les modulations successives par lesquelles il passe. 
(...) Il ne restait qu'à "briser" le cadre et à aligner les éléments en une rangée de segments au long du ruban en mouvement. Puis à découper ce ruban en "sujets" séparés. Et ensuite à les montrer au spectateur dans une succession rapide, pour atteindre non plus l'unité morphologique statique du tableau, mais une suite dynamique. C'est précisément ce qu'a fait le cinéma, et en tant que tel, il rejoint par ses traits essentiels les phases primitives de la peinture : tout ce passe comme s'il reproduisait sur la toile de l'écran la forme première du tableau-rouleau, mais cette fois dans le mouvement réel du ruban se déplaçant réellement, se segmentant ; non plus segmenté dans le cadre séparé des feuilles, mais surgissant des rectangles séparés : images composant la réalité même de par leur course.
Sergei Eisenstein, Structure, montage, passage

Marcel Duchamp, Oskar Schlemmer, Max Bill
A tout cela, il faut enfin ajouter cette opinion des philosophes : ils affirment que si la taille actuelle du ciel, des astres, des mers, des montagnes, des êtres animés eux-mêmes et, finalement, de tous les corps, était réduite de moitié par la volonté des êtres supérieurs, ils ne nous sembleraient peut-être diminués en aucune partie et nous apparaîtraient come ils sont maintenant. En effet, le grand, le petit, le long, le court, le haut, le bas, le large, l'étroit, le clair, l'obscur, le lumineux, le ténébreux, et toutes les qualités de ce genre que les philosophes appellent accidents, parce qu'elles peuvent être attribuées ou non aux choses, sont telles qu'on ne peut les appréhender que par comparaison.
Leon Battista Alberti, La Peinture

Richard Monnier, Billes et boîtes de conserves, 2007-2008  
L'orpailleur fait tourner le sable des rivières dans son tamis pour chercher des pépites. Je fais tourner des billes encrées à l'intérieur d'un cadre pour recueillir les traces de leurs mouvements. En roulant les unes contre les autres, les billes dessinent une sorte de grille ou de trame dont la forme varie en fonction de leur nombre et de leur diamètre.
Richard Monnier

mercredi 24 janvier 2018

La date

Call Northside 777, film réalisation Henry Hathaway, 1948
A la fin de Call Northside 777, lorsqu'il monte dans un taxi, le reporter du Chicago Times joué par James Stewart n'a plus aucun espoir de réussir dans son entreprise : innocenter un homme condamné à perpétuité onze ans auparavant.

C'est la une d'un journal que lui tend le chauffeur qui attire son attention sur les prouesses de l'agrandissement photographique. L'agrandissement est susceptible de révélations.

Sortant de sa poche l'unique photo qui lui sert depuis des jours à tenter de retrouver un des protagonistes de l'affaire, il se met à la scruter en la pliant et la tordant dans ses doigts et soudain son regard s'illumine.

Sa photo à lui aussi peut contenir (tenir enfouie encore invisible), la preuve qu'il cherche tant. Il faut, pour le savoir, réaliser l'agrandissement d'une partie de l'image, ce qu'il va demander de faire au photographe du Daily Times.



A partir de là une course contre la montre s'engage pour que l'hypothétique preuve arrive à temps devant la sceptique commission mandatée par le gouvernement pour décider de la nécessité ou non de réviser le procès.
Le bélinographe, utilisé pour transmettre la photo depuis les bureaux du journal de Chicago, malgré ses allures de science-fiction est une invention technologique de l'époque, oubliée mais bien réelle.

La preuve, c'est la date de prise de vue de la photo. C'est cette date qu'il faut, par l'exploit de l'agrandissement d'un détail de la photo, extraire du fond de l'image. Comme on irait chercher une métadonnée cachée dans le grain du tirage. La date devrait se trouver là, à la une, sous le bras du crieur de journaux présent par hasard à l'arrière-plan.

Nous assistons, dans le noir du laboratoire, avec toute la commission réunie, à la révélation. La preuve apparaît lentement dans tout un jeu de plans alternés, entre le papier blanc flottant silencieusement dans le liquide et les regards impatients des hommes en noir tendus par le commentaire surexcité de James Stewart.
Magie du cinéma, la date apparaît en gros plan, bien lisible, incontestable !



On Kawara, Date Painting, 29 décembre 1977
Il faut que chaque photo contienne la date de sa prise de vue.