


Pendant la grande époque de pénitence qu'a traversé notre pays sous l'ère pétainiste, au temps de travail-famille-patrie et la ceinture, je fus rendre visite, à Saint-Paul de Vence, à mon ami Jacques Prévert et j'y vis ceci dont je ne sais pourquoi le souvenir a resurgi dans ma mémoire, qui est d'une collection de boîtes d'allumettes. C'était, vous le voyez, une collection qu'on pouvait facilement s'offrir à cette époque. Je veux dire que c'est même tout, peut-être, ce qu'on avait à collectionner. Les boîtes d'allumettes se présentaient ainsi, elles étaient toutes les mêmes et disposées d'une façon extrêmement agréable, qui consistait à ce que chacune étant rapprochée de l'autre par un léger déplacement du tiroir intérieur, elles s'enfilaient les unes les autres, formant comme une longue bande cohérente, laquelle courait sur le rebord de la cheminée, était capable ensuite de monter sur la muraille, d'affronter les cimaises, de redescendre le long d'une porte. Je ne dis pas que cela allait ainsi à l'infini, mais c'était excessivement satisfaisant du point de vue ornemental. Je ne crois pas pourtant que ce fut là le principal et la substance de ce qu'avait de surprenant ce collectionnisme et la satisfaction en particulier que pouvait y prendre celui qui en était le responsable. Je crois que le choc, la nouveauté, l'effet réalisé par ce rassemblement de boîtes d'allumettes vides, ceci est absolument essentiel, était de faire apparaître ceci auquel nous nous arrêtons peut-être trop peu, c'est qu'une boîte d'allumettes n'est pas du tout simplement un objet, mais qu'il peut en tout cas, sous cette forme, Erscheinung, apparition, telle qu'elle était proposée, dans sa multiplicité, vraiment imposante, être une Chose. Autrement dit, que ça tient en soi-même. Qu'une boîte d'allumettes ce n'est pas simplement quelque chose avec un certain usage, que ce n'est même pas au sens platonicien un type, la boîte d'allumettes abstraite. Que la boîte d'allumettes toute seule est une Chose, avec sa cohérence d'être, et que c'est ici, dans ce caractère complètement gratuit, proliférant et superfétatoire, quasi absurde, sa choséité de boîte d'allumettes qui était bel et bien visé comme quelque chose qui, dans l'absurdité du moment, donnait certainement au collectionneur sa raison dans ce mode d'appréhension de quelque chose qui était moins important pour lui comme boîte d'allumettes que comme cette Chose qui subsiste dans une boîte d'allumettes, que quoi qu'il arrive, et quoi qu'on fasse on ne trouve pas ailleurs indifféremment dans n'importe quel objet. Car, si vous y réfléchissez, la boîte d'allumettes est quelque chose qui se présente à vous sous une forme vagabonde de ce qui pour nous a tellement d'importance que de pouvoir prendre même, à l'occasion, un sens moral, et qui s'appelle le tiroir; que la boîte d'allumettes n'est certainement pas quelque chose qui soit indigne de remplir éventuellement cette fonction.
Car, plus encore, si l'on peut s'apercevoir à cette occasion que ce tiroir libéré, et non plus pris dans l'ampleur ventrale, commode, ce fait est quelque chose qui se présente avec un pouvoir copulatoire dont précisément l'image qui nous était dessinée par la composition prévertienne était là tout à fait destinée à la rendre à nos yeux sensible.
Eh bien, ce petit apologue de la révélation de la Chose au delà de l'objet vous montre évidemment une des formes, en tout cas la plus innocente, de la sublimation. Peut-être pouvez-vous y voir pointer en tout cas, et sous une forme qui n'était peut-être pas celle qu'on peut attendre d'abord, en quoi, mon Dieu, la société peut s'en satisfaire. Si c'est une satisfaction, dans ce cas en tout cas, c'est une satisfaction qui ne demande rien à personne.
Jacques Lacan, séminaire 1959-1960, L'Ethique de la psychanalyse
Du 21 au 25 novembre 2011, Paul Pouvreau a proposé aux étudiants du cours de photographie un travail autour de l'objet. Travail en deux temps au cours duquel l'objet a été le point de passage entre la figure humaine et l'espace architectural.
C'est un court passage du séminaire VII de Lacan : L'Ethique de la psychanalyse qui a servis de départ au travail. Lacan y décrit une visite dans l'atelier de son ami Jacques Prévert.
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Le 15 décembre 2011
Ecole des Beaux-arts de Toulouse |
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1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table (Photos F. Goria) |
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1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table |
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1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table |
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1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda |
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1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda |
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1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda |
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Jacob de Lafon voudrait construire un petit objet : une poupée peut-être, ou une petite voiture ou un parallélépipède. Ce qu'il commence en fait à construire est un escalier miniature.
Mais au bout d'un moment, l'escalier demeurant inachevé, Jacob de Lafon se trouve des excuses.
C'est parce que, dit-il, il est trop grand.
Parce que, dit-il, il est si loin.
Parce qu'il glisse.
Parce que la table n'est pas douce.
Et puis, il préfèrerait construire une route descendant la colline.
Et ajoute, si on lui pose la question :
Une route avec une pente constante, soutenue par des piliers de grandeur décroissante.
Jacob de Lafon vit (vit, enfin, une partie du temps, une petite partie mais néanmoins importante) au sein de vastes phrases, riches éternités.
Keith Waldrop, Le vrai sujet, traduction Olivier Brossard, éditions José Corti, série américaine, 2010
Bande
Nous montons des images en les déplaçant et aujourd'hui en les déplaçant le long d'une bande. Nous n'allons pas d'un point à l'autre de l'espace en zig-zag, nous longeons une bande, parfois nous l'enjambons. Ce segment d'espace contient nos allées-venues, nos reprises, nos retours en arrière. Petit à petit nous voyons les choses les unes après les autres. La bande a un début et une fin et aussi une largeur. Nos photographies ne sont pas des photogrammes, elles ne sont pas constitutives d'une suite de variations comme les images d'un plan et ne peuvent s'enchaîner par transition comme le font les photogrammes au cinéma pour reproduire la souplesse d'un geste par exemple. Elles sont blocs et abruptes. Plans ? Les transitions que l'on peut touver par une couleur, une forme sont toujours trop voyantes, trop bavardes, souvent hors du propos. Les photographies me sont apparues, là, obstinées. Portant quelque chose de définitif, de définitivement arrêté. Oui, des blocs d'arrêt. Nous avons dû sauter de l'une à l'autre prenant la liberté, parfois, de sauter un bloc. Sauter par dessus un bloc d'arrêt pour échapper à la linéarité ou faire pousser une série d'images dans la largeur de la bande. La bande de montage : un outil pour sauter facilement d'une image à l'autre et qui dans sa largeur permet l'enjambée.
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Chris Marker, Passengers, 2008-2010 Thomas Bilanges, Chronique de San Fransisco, 2003 Walker Evans, Subway Passengers, 1938-1941 |
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Chris Marker, Passengers, 2008-2010 |
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Walker Evans, Subway Passengers, 1938-1941 |
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Thomas Bilanges, Chronique de San Francisco, 2003 accompagnant dans le Monde Diplomatique un article de Howard Zinn en avril 2004 |
Restait cependant l'idée d'inventer la méthode de transposition du chant général, d'essayer de rendre tangible à chacun le sédiment de tout tandis qu'il se fait, dans le moment extrême, si mince, où sa couche se dépose, où sa couleur définitive se fixe, où son bruit s'affaise sur lui-même. Mes doigts en action sur les claviers des machines à écrire disposèrent du cliquetis du monde et, tout à mon envie, j'enregistrai ainsi, ligne sur ligne, les empilant au fur à mesure en somme. (...)
D'une autre manière je peux dire qu'il s'agissait de déterminer des formes d'art plus propres à rendre des séries d'espace sonorisables, là où s'opère au plus juste certain "objet serré" du texte littéraire. Le repérage peut se faire, d'abîme en abîme, au plus loin, comme dans le "Dépot" ditUacalli, ou quelquefois même, au plus court. Ainsi de l'exercice suivant, auquel je m'étais livré, à propos de photographie, à travers les lettres de Kafka à Felice : lignes découpées, duKafka seul, rien d'autre.
Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, seuil, 1980
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Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, préface, l'escalier de Copàn, p.14
Chaque ligne de "dépôt" se présente en effet comme l'équivalent d'une prise photographique d'une réalité symbolique exogène ponctionnée puis redisposée dans l'espace-cadre. C'est ce que l'on pourrait appeler un "photogramme verbal" qui sert d'unité standardisé. Il s'agit en effet, à chaque fois, du prélèvement d'un même espace de texte et partant, d'un même nombre quantifiable de signes, de manière semblable à une série photographique prise avec la même vitesse d'obturation ou la même profondeur de champ.
Olivier Quintyn, Clicks n'cuts : collage, montage et échantillonnage dans les Dépôts de savoir & de technique in Denis Roche: l'un écrit, l'autre photographie, ENS éditions, 2007
De l'escalier de Copàn je ne connaissais qu'une photo, publiée dans un ouvrage général sur l'architecture maya. (...)
Il y a 63 marches de pierres dont les contremarches sont tout entières occupées par des hiéroglyphes mayas, dont on sait la propension fâcheuse et merveilleuse qu'ils ont à ressembler à des visages ronds de profil. (...)
Une volée de 63 marches, qui en ne changeant rien du tout, faisaient que tout prenait : immense "dépôt" où les lettres ont pu être sculptées, qui monte en biais et s'intègre au paysage, qui subit les yeux des hommes comme on l'aura voulu : un signifiant de la beauté qui ne sera fait que de temps et sur lequel on peut marcher.
Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, seuil, 1980
"Si l’ennemi se concentre il perd du terrain, et si l'ennemi se disperse, il perd sa force."
Phrase reprise au général Giap par Mario Merz, écrite en spirale et au néon, en 1968 sur un de ses igloo.